La rivière peut elle couler à l’envers, réflexion sur le film



Texte non publié

Cambodge | Martine Estrade | Literary Garden

Rithy Panh m’a accordé une interview. Ca n’était pas prévu. Je ne suis pas journaliste, je suis médecin psychiatre et psychanalyste. Je connais la culture khmère, la tradition textile. En 1998, au Cambodge, mon guide, un ancien instituteur à l'époque du génocide a voulu que je visite le centre de torture S21. Pour cette raison, j’ai assisté à une projection du film en avant -première. Ensuite j'ai contacté le metteur en scène et ai pu occuper le créneau d'interview réservé à France-Inter en grève.

Intimidée, je portais une écharpe de cérémonie khmère ancienne. Rithy et son attachée de presse, avaient des krama, ces foulards symboliques que les khmers rouges eux-mêmes ont respecté. L’art textile est une histoire qui s’inscrit en dehors des mots.

Le titre fait référence à celui d’un film précedent de Rithy Panh « Et la rivière coule à l’envers » (A Pnom penh, le Mékong alimenté par le lac Tonle Sap inverse son cours en saison des pluies et en saison sèche). Il renvoie aussi à une phrase de Panh « on ne fait que parcourir à l’envers le chemin qui à S21 et dans la période khmère rouge a aboutit à la déshumanisation. Pas à pas. »

Rithy veut éviter « La tragédie ultime, celle de l’absence de parole. » Je trouve un écho clinique, j’oriente l’interview autour du travail de parole.

S21, Un ancien lycée d’allure banlieusarde au centre de Pnom penh. Des bâtiments simples autour d’une cour de récréation gazonnée. Un édifice du tissu social voué à la culture. Ailleurs des pagodes ont été utilisées. La rivière coulait à l’envers et le sens s’était perdu. La banalité ajoute à l’horreur du lieu.

Dans le film de Panh, la référence à la mémoire joue une fonction tierce et assure la possibilité d’un échange, de confrontations plus exactement. Entre bourreaux et victimes, entre les bourreaux et le corps social. Et entre les bourreaux et eux mêmes ? On veut l’espérer.

Le film naît du désir d’une victime le peintre Nath qui mène l’enquête. Le témoignage des bourreaux est nécessaire aux victimes. C’est une réalité clinique. Elles l’obtiennent rarement, a fortiori librement. Rithy Panh permet cet événement inconcevable. Nath a besoin d’être confirmé dans ses dires. Les tortionnaires acceptent pour soulager leur conscience, libérer un secret et aussi pour garder la face. Par narcissisme. C’est le début de la dignité. Parfois, pour les convaincre de parler, Rithy Panh les a provoqué « Khieu sampan dit qu’il savait pas, et vous ? ». Ils mentent, tentent de reconstruire l’histoire. Rithy, s’il n’est pas juge, n’est pas complaisant non plus. Il vérifie, confronte ; eux modifient, se dégagent du mensonge. Par le geste d’abord. Depuis trente ans, ils n’avaient plus de parole, ils répétaient inlassablement « j’étais dans une idéologie, j’ai obéi, on m’a entraîné »

« Dis la vérité, Fais une cérémonie, transmets cela aux morts pour qu’ils retrouvent la paix » dit la mère du bourreau Houy à son fils. Rithy Panh crée, sur le lieu même des actes, les conditions de la cérémonie préliminaire à la parole, la situation où les gestes et leurs traces dans le corps, s’actualisent dans le présent de l’énonciation.

A la façon de l’auteur de fiction qu’il est aussi, Panh ne commente pas, il nous laisse la place pour penser les scènes qu’il livre. Cet espace de méditation qu’il crée dans le creux de sa non-ingérence verbale me paraît aussi important que le résultat obtenu. Cet espace, il nous le laisse, il l’installe en nous. Pour ces tortionnaires, s’il n’a pas de sympathie, victime lui même de la tragédie, il respecte le témoignage « je préfère un bourreau qui parle à un bourreau qui refuse de parler. Mais je ne pourrais pas en faire mes amis ». A fortiori tant que le génocide n’est pas reconnu et que la loi n’assure pas une fonction tierce. Faut il rappeler cette réalité là aussi ?

Ce qu’il m’était resté de S21, ce sont des images. Les photographies des prisonniers morts sous la torture prises par les bourreaux et maintenant affichées en format géant sur les murs laissent une impression insoutenable par l’étrange sourire béat, soulagement de la mort à la fin du supplice. Je les ai revues à Arles. Elles m’ont hantées. Des images, des images seulement. Fascinantes d’horreur, sidérantes d’intensité de souffrance.

La photographie à S21 avait la signification d’un arrêt de mort et d’une déshumanisation (un numéro associé remplaçait l’identité), elle n’est jamais présentée sans paroles, sans lecture du registre consignant les éléments de l’identité et du devenir, ou du témoignage écrit sous la torture. Grâce à une caméra pudique ni racoleuse, ni esthétisante on peut enfin se détacher des photographies pour recueillir le geste, la parole dans une actualisation de l'instant.

Pour R. Panh le génocide est un geste. « Les victimes seraient comme les assassins ? Est-ce pareil de commettre un acte ou non ? Parfois mourir est une façon de garder l’humanité. L’idée du bourreau qui somnole en chacun c’est dangereux. ».

Ce qui a changé au cours du tournage, c’est peut être le rapport au mensonge. Victime et tortionnaires l’expriment chacun à leur manière. Un tortionnaire dit « depuis mon retour au village, je me levais chaque jour, j’essayais d’inventer le mensonge ». La victime Nath décrit et décrypte « on a inventé des lois pour inventer le mensonge obliger à mentir, à se menti, à soi-même. Rithy Panh tentait d’instaurer une situation où mentir était impossible, la règle était formulée, il vérifiait. ».Si le mensonge est imposé, l’imagination, la fiction, la création ne sont plus possibles. Cette réalité clinique apparaît dans le film.

Les capacités d’identifications des tortionnaires, la mise en place en eux d’une pensée ne sont pas encore restaurées par la situation. Il ne s’agit pas d’une véritable situation de parole mais plutôt d’un espace préliminaire.

Ainsi quand le peintre apostrophe violemment un gardien :

« tu ne t’es jamais dit que ces hommes, ces femmes que tu torturais à mort pouvaient être tes parents, tes frères , tes sœurs ? »

Le garde surpris oppose la logique de l’asservissement : « mais si ça avait été mes parents et qu’ils soient à Tuol Sleng ,ça aurait été que l’Angkar les avait décrété ennemis et qu’il fallait les détruire. Ce qui comptait c’était ennemi »

Le peintre méprisant : « tu avais oublié de penser ? Tu ne pensais pas ? »

L’homme ne répond pas. Sur son visage, la perplexité indique qu’encore aujourd’hui il ne comprend pas. Qu’on puisse penser ?

Le film a pacifié Rithy Panh, soulagé un peu sa culpabilité de survivant, renforcé en lui l’idéal du devoir de mémoire, du chemin à l’envers vers l’humain.

Panh différencie sa pratique : reportage ou fiction. Le reportage est une situation d’écoute, pour garder vivant, ne pas faire le deuil. Lorsqu’il fait de la fiction c’est souvent dans un moment de deuil des acteurs des reportages avec qui il a vécu, qu’il a perdu, qu’il ne peut quitter. Les personnes alors deviennent personnages. Ils font partie de lui. Il se les approprie et s’en sépare dans les mots.

Panh insiste sur le fait que le génocide tue l’imagination. On en sort convaincu à la vue du film. La fiction plus encore que la vie est un luxe fragile. Elle ne résiste pas au traumatisme. Il faut alors témoigner, recréer les situations de parole. Le chemin à l’envers. Pas à pas.

Rithy panh nous offre une expérience inouïe, des traces, un espace pour la méditation et la réflexion clinique. Il édifie la trame d’un tissage de parole.

Ceci est rendu possible grâce à la tutelle tierce à laquelle il dédie le film. « A la mémoire… »

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