L’ombre de l’écrivain Pramoedya Ananta Toer, l’éditeur Joesoef Isak
Une journée en l’honneur de Joesoef Isak, éditeur de l’écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer
Texte écrit pour la journée de la littérature indonésienne sur le thème L’auteur dépaysé. Ecrivains de double appartenance culturelle diffusé lors de la journée, non publié.
« Hasta Mitra », - en indonésien « la main qui aide » - . tel est le nom de la maison d’édition que Joesef Isak , -premier éditeur de l’écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer durant l’Ordre Nouveau du général Soeharto de 196O à 1990-, a fondé en 198O, alors qu’il sortait de huit années de détention sans jugement. Les Etats Unis viennent de lui attribuer le prix « Jeri Laber International Freedom to publish 2OO4 » pour avoir pendant les dix huit années qui précédèrent la chute de Soeharto publié et resisté malgré interrogatoires , emprisonnement, retrait de ses droits civiques.
Le 9 octobre, l’association Pasar Malam et l’Institut Néerlandais de Paris organiseront en son honneur, les Rencontres de la Littérature Indonésienne intitulées « l’écrivain engagé et son éditeur, un métier de tous les dangers » sur les thèmes de la libération par l’écriture et sur celui de la rencontre des cultures.
Si partout dans le monde, l’écrivain existe sur la scène publique parce qu’un éditeur reconnaît son talent et « ne prends que » des risques financiers, dans un pays comme l’Indonésie qui a connu un régime autoritaire, l’éditeur court tous les risques : perte de liberté, perte de tous droits civils, destructions des biens. Pramoedya Ananta Toer a écrit la majeure partie de son œuvre en captivité, dont quatorze années dans le bagne de Buru où étaient détenus les opposants du régime Soeharto. Joesoef Isak y séjourna également plusieurs années, sans jugement, pour l’avoir édité et permis la diffusion de l’œuvre du romancier, maintes fois proposé depuis, pour le Prix Nobel de Littérature.
Les premières élections indonésiennes avec suffrage universel vont avoir lieu le 20 septembre 2004. Pramoedya Ananta Toer et Joesef Isak n’ont recouvré le droit de vote supprimé aux prisonniers politiques du régime Soeharto qu’en 1999, et à ces élections de 2004, ils ne pourraient se porter candidats. La mesure leur restituant ce droit, votée en 2004, n’entrera en vigueur que pour les élections ultérieures en 2OO9. La trace juridique de leur persécution civique n’est pas totalement effacée.
La journée du 9 octobre permet une réflexion sur la force de cette relation de double, d’ombre et de lumière qui lie l’écrivain et son éditeur.
Car en pleine lumière, sur la scène, il y a l’écrivain. Derrière lui, dans l’ombre, l’éditeur se fait le garant de son rayonnement, de son écriture parfois.
L’écrivain Pramoedya Ananta Toer est né à Java en 1925, d’un père instituteur. Les périodes de détention se succèdent dans sa vie. Emprisonné une première fois de 1947 à 1949 pour son engagement auprès des républicains dans la guerre d’indépendance avec les Pays Bas,, il passera à nouveau plusieurs mois en prison sans jugement sous le régime de Sukarno pour avoir pris la défense de la minorité chinoise d’Indonésie victime de discrimination raciale. En 1965, lorsque le gouvernement de Soeharto décidera d’éliminer les réfractaires, il sera expédié au bagne de Buru où il ne sera libéré que quatorze années plus tard en 1979 grâce à la pression internationale et à une campagne à laquelle participèrent notamment Amnesty International et l’association France –Liberté. Lesquelles associations se mobilisèrent à nouveau en 1999 pour la restitution des manuscrits rédigés à Buru qui restaient détenus par les autorités militaires. Aujourd’hui, les œuvres de Pramoedya sont en circulation en Indonésie et l’auteur est considéré comme un personnage majeur de la vie culturelle indonésienne.
Les dictatures donnent souvent naissance à d’excellentes littératures. A ce paradoxe réjouissant, l’Indonésie n’a pas dérogé. Un style haletant et épuré, un maniement virtuose des images et des métaphores font de Pramoedya un romancier dont la plume se fait scalpel ne renonce ni à l’esthétique ni à la poésie, et intègre les éléments de la mystique javanaise. L’œuvre de Pramoedya, esthétique, émouvante et déconcertante, comprend une trentaine d’ouvrages, traduits dans trente-huit langues. Son originalité n’est sans doute pas indépendante du fait d’être rédigée dans une langue-véhicule, le bahasa indonesia, langue apprise à l’école primaire par les enfants indonésiens, lesquels sont issus d’un archipel de treize mille îles et près de trois cent dialectes. Le bahasa est une langue réduite, à la syntaxe simplifiée où triomphent la polysémie et la mise en images. Sans doute l’emploi de cette langue seconde, -elle n’est pour aucun indonésien la langue maternelle-, et ses contraintes favorisent t-ils l’expression créatrice. On évoquera l’analogie avec la musique, langage basal, dont on connaît le rôle antidictatorial et anti-répression asservissante. Peut-être, pour articuler le non-verbal au verbal, est-il parfois intéressant de disposer d’une langue construite et réduite, court-circuitant les méfaits de l’intellectualisation défensive et permettant de retrouver une source d’enfance.
Il est dans l’histoire de Java d’échanger une langue contre un empire économique. Au quatorzième siècle, Java renonça au javanais ancien, langue dérivée du sanscrit de tradition poétique, pour le javanais moderne, proche du malais. Pramoedya a su utiliser la possibilité de relance créatrice de la nouvelle langue-véhicule pour en faire une littérature d’un style unique, et lui rendre une transmission poétique.
En France, quatre ouvrages seulement sont disponibles : Corruption (Picquier 1981), La vie n’est pas une foire nocturne ( Gallimard, 1993), Le fugitif (10/18, 1997), Le monde des hommes ( Rivages 2OO1). Les éditions Gallimard sortiront, à l’occasion de la journée du 9 octobre la traduction de Gadis Pantai, la fille du rivage.
Clandestine, profondément engagée l’œuvre est un plaidoyer pour la dignité de l’archipel et un long chant de rébellion où se mêlent observation fine des réalités sociales et analyse psychologique. A partir d’éléments autobiographiques, elle décrit tout autant la lutte contre l’emprise du pouvoir colonial que contre l’archaïsme du féodalisme javanais. « Pour que le peuple indonésien ne soit plus un peuple de coolies » dit l’écrivain, qui croit que la littérature peut et doit changer le monde.
« J’ai perdu ma liberté, j’ai perdu ma famille, j’ai perdu mon travail. Je suis un écrivain. C’est tout. Je veux écrire et un jour j’écrirai. C’est mon travail et ma vocation » (Buru, 1971, rapport d’Amnesty International). Dans les propos de Pramoedya, la confusion de l’être et de l’avoir, l’incertitude de l’homme qui fait le projet d’écrire alors qu’il est déjà écrivain reconnu, traduisent le vacillement propre à l’écriture et à l’identité d’écrivain. Le vacillement, -dont on peut émettre l’hypothèse qu’il est déjà contenu dans l’essence de l’écriture-, rend indispensable , dans l’ombre, l’éditeur, symbole lui aussi de la liberté de pensée et d’écriture et de la résistance aux totalitarismes mais de plus, garant d’une valeur de certitude concernant l’oeuvre.
Joesoef Isak participera aux tables rondes et débats de la journée du 9 octobre en son honneur et sans doute offrira t-il une réflexion sur le rôle d’éditeur.
Le Pasar Malam est le marché de nuit quotidien, la foire nocturne, où s’échangent, en Indonésie, nourritures matérielles et spirituelles. N’est-il pas une figuration métaphorique d’une maison d’édition ? Si « la vie n’est pas une foire nocturne », comme le titre un recueil désabusé de Pramoedya, ne peut-on rendre hommage à Joesoef Isak, -et à travers lui, à maints éditeurs qui accomplissent dans un silence relatif leur œuvre-, pour sa création d’un lieu de confrontations et d’échanges qui, en révélant au monde l’écriture de Pramoedya Ananta Toer, ouvre autour de cette oeuvre si originale et déroutante, un « pasar malam » ?