Tant qu’il y aura du riz : Bali, le riz et l’art



Texte adressé à la revue Le Banian pour le numéro 7, juin 2009, intitulé "Le riz est le propre de l'homme", non publié

Revue Banian - Indonésie | Martine Estrade | Literary Garden

On le dit, les rizières de Bali seraient les plus belles du monde. Elles prennent une large part à la beauté de l’écrin naturel et culturel fragile, dominé par ses volcans et creusé de fertiles vallées de rizières, où la force de la nature se prête sans cesse au cycle des renaissances en une vie d’Eden où tout serait encore possible.

Surabondance de riz ne nuit pas, car à Bali, les rizières fournissent jusqu’à trois récoltes par an. L’île n’aurait pas connu de famine dans l’histoire et le riz est l’une de ses seules richesses matérielles. Et de ne pas en avoir d’autres propices à susciter la convoitise des grandes compagnies commerciales européennes qui sillonnèrent le pacifique fût , sans doute, pour l’île des Dieux, l’occasion de préserver son riche patrimoine immatériel et contribua à attirer à elle, de tous temps, les artistes.

Un éden, en effet, où le camaïeu vert des rizières dessine un paysage fabuleux comme le remarquera déjà Vicky Baum :

« le paysage devenait de plus en plus beau, à mesure qu’ils montaient avec les mille miroirs des rizières inondées dans les vallées…
de champs en champs, c’était un ruissellement, un bourdonnement qui venait des hautes montagnes, qui se déversait dans les vallées profondes, qui faisait pousser le riz pour chacun, jusqu’à ce que cette eau, devenue fleuve nonchalant, se jetât dans la mer. »

De fait, l’irrigation des rizières est considérée comme une des plus ingénieuse du monde, l’eau coule partout, sur le plus petit des lopins de terre, de minuscules aqueducs en écorces franchissent les routes et les pistes, l’eau jaillit au sommet de collines et s’abîme dans des lacs et retenue , la danse de l’eau dans les rizières se fait féerie cosmique.

Pour les balinais, le riz est un don des dieux, les hôtels continuent à le servir en pyramide dans l’assiette pour honorer dewi Sri, la déesse du riz, les étals des marchés le présente en petits losanges ou pyramides enfermés dans des feuilles de lontar ou de bananier.

La légende affirme que Vishnu qui régnait sur les eaux enfanta la déesse de la terre et que naquit alors Indra, la précieuse céréale qui enseigna aux hommes les méthodes pour la cultiver, le génie de l’architecture des rizières serait son œuvre. Brahma, dieu du ciel paracheva le cycle en dépêchant quatre colombes depuis les quatre points cardinaux : de l’est vint le riz blanc de consommation quotidienne, du sud, le riz rouge gluant, du nord, le riz noir friandise pour les enfants, de l’ouest, le riz jaune ou curcuma. Ces quatre riz colorés se retrouvent dans les offrandes aux dieux bienfaiteurs et en particulier à dewi Sri, la déesse du riz , objet d’un culte assidu à laquelle est dédié, jusque dans la moindre rizière un petit autel de pierre ou de bambou.

Le cycle du riz possède ses rites. Avant d’inonder la rizière, les paysans font une papillotte contenant une offrande arrosée d’eau sacrée faite d’une pièce chinoise à trou carré et d’une chique de bétel. Pour neutraliser les mauvais esprits on leur offre alors à boire du Brem, le vin de riz. Avant les semailles, à chaque repiquage, on présente des offrandes de fleurs et de riz blanc et jaune. Après 35 jours on consacrera les 4 riz blanc, jaune, rouge, noir qui, dans la cosmogonie balinaise renvoient à 4 déités. Epouvantails et offrandes charu ,placées autour de la rizière feront fuir prédateurs de ce monde et de l’autre. Et par égard pour le riz et pour ne pas l’effrayer, lors de la récolte ,les moissonneurs dissimuleront jusqu’au dernier moment la lame de la faux dans la paume de leur main. Une fois la récolte engrangée un talisman appelé nenek ( grand-mère) confectionné avec les premières tête de riz sera placé avec celle-ci dans le grenier du village, fétiche défenseur contre les intrusions malfaisantes tant des mauvais esprits que des rats.

Utilisé lors de toutes les cérémonies en petits gâteaux de toutes les formes et de toutes les couleurs, le riz trône au sein de toutes les offrandes et de toutes les circonstances : de l’Odalan (anniversaire de la fondation d’un temple), à la crémation funéraire, du nouvel an balinais, Kuningan aux cérémonies lunaires, calendaires, familiales. Plus particulièrement destinées à apaiser les forces du mal, les offrandes charu mêlent grains de riz colorés, pétales de fleurs, sel et relief de repas sur une feuille de banane, on les dispose sur le sol, au seuil des habitations, à l’extérieur des temples, dans les jardins à proximité de statues de démons, la bière de riz ou l’arak, l’eau de vie de riz sont souvent employés pour enivrer les mauvais esprits.

Bali a toujours considéré son riz comme sa richesse, et, au 18è siècle déjà, Constantin de Renneville évoquait le fait que le roi ne le laissait point transporter ailleurs mais conservait le surplus dans des forteresses juchées sur les hautes montagnes pour les années de stérilité. Que cette richesse dont l’île s’enorgueillit encore aujourd’hui et qui de tous temps lui aurait évité la famine ait pu sembler dérisoire aux yeux des prestigieuses compagnies occidentales qui sillonaient l’Asie, en comparaison avec d’autres trésors a sans doute permis, en l’éloignant des convoitises étrangères la colonisation par les artistes depuis les temps immémoriaux tout comme la préservation du fabuleux patrimoine immatériel de l’île, ses expressions artistiques et cérémoniales. A travers la conservation de ses rizières et au delà du patrimoine qu’elles représentent par elles-mêmes dans la beauté du paysage, Bali protège son art , ses arts dans une mise en abîme incessante de l’éphémère inhérent à la vie comme l’exprimait Vicky Baum :

« Car telle était la volonté des dieux : que l’île leur appartînt, qu’elle ne fut que prêtée aux hommes, afin qu’ils rendissent la terre fertile et assez riche pour nourrir les uns et les autres et pour que l’on pût célébrer des fêtes et se réjouir de la vie »

Le lien entre le riz est l’art à Bali pourrait bien n’être en rien contingent.

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