L’écriture « blanche » : trace défensive dans l’écriture des incendies de l’excitation pulsionnelle ?



Texte adressé en 2004 à la Revue Française de Psychanalyse, non publié.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Ce texte s’appuie tant sur la pratique clinique, que sur la lecture d’un écrivain indonésien, des Pramoedya Ananta Toer, né en 1925.

Il est une réflexion courte sur un destin particulier de l’excitation et sur la trace picturale dans le langage et l’image mentale de la cicatrisation de celle-ci.

Souvent, en pratique clinique, l’évocation des couleurs, de l’affect marque la progression du processus, et le dégagement d’une « écriture blanche »intime littéraire ou picturale. Il rend visible le chemin parcouru.

« L’écriture blanche » est un concept qui existe en littérature. C’est l’écriture de Camus dans l’étranger « aujourd’hui, maman est morte ». C’est aussi l’écriture de nombreux ténors du nouveau roman. Michel Butor, par exemple.

Anatomo-clinique et descriptive, pauvre en adjectifs et en adverbes, c’est à dire en couleur. Les auteurs mettent en scène dans une description précise le contexte qui délèguera au lecteur l’émotion qu’ils n’assumeront pas en expression directe. Type d’écriture que l’on peut rapprocher du langage et de la pensée opératoire des psychosomaticiens, à la différence près, du recours possible, et fréquent, ici, à la métaphorisation, ce qui est déjà un déplacement du collage traumatique. Fréquent en clinique, ce type d’expression factuelle, riche en détails objectifs et déshabitée par la première personne, verse un contenu qui s’élabore dans la pensée du thérapeute sans que la personne qui s’exprime ne semble y participer de façon claire. Cette situation est source de difficultés contre-transférentielles où le thérapeute se trouve comme le lecteur de l’ »écriture blanche » pris en otage d’un éprouvé qui lui est délégué sans être reconnu par son auteur.

La lecture de la part de l’œuvre traduite en français de l’écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer permet de réfléchir sur la notion de langue véhicule et l’écriture blanche. Traduit en 38 langues, publiée en France, l’œuvre est profondément originale. Symbole de l’écriture indonésienne, sa singularité n’est sans doute pas indépendante du fait d’être écrite dans une langue véhicule, le bahasa indonesia, langage très simplifié, commun aux 13000 îles indonésiennes, où circulent de 300 à 600 dialectes, la langue « maternelle » de l’auteur étant le javanais. En Indonésie, la langue maternelle est un dialecte de l’île d’origine (il y a trois à six cent dialectes dans l’archipel) et le bahasa est appris à 6 ans à l’école primaire pour être la langue nationale et celle des échanges économiques et commerciaux. Pramoedya Ananta Toer écrit en bahasa et s’en satisfait. Le bahasa fait partie de la symbolique de l’indépendance indonésienne que défend son auteur qui depuis toujours refuse que son peuple l’Indonésie soit peuplée de coolies. Mais il est possible que ces contraintes de la langue véhicule aient eu, sur l’écriture un effet libérateur dans le contexte traumatique où elle s’est exercée, et également que cette langue déjà traduction et destinée à passer les frontières ait permis l’ampleur et le rayonnement de cette œuvre dans le monde entier (traduite en 38 langues, plus de trente livres édités et traduits). L’œuvre exprime, en fiction, l’expérience de l’auteur, né en 1925 dans l’Indonésie déchirée par les guerres, le colonialisme, les invasions. Elle a été écrite pendant les périodes de détention de l’écrivain. Dans son écriture, les thèmes sont issus des traumatismes collectifs et l’auteur en décrit l’impact dans la vie quotidienne.

Ainsi démarre le livre intitulé « Corruption » : « C’était un vieux vélo. Le nickel et la peinture avaient disparu depuis longtemps, laissant place à la rouille, épaisse par endroit. Moi aussi, j’étais vieux ; mon assurance, ma prestance s’en étaient allées. Il ne me restait plus que mon âge et une faiblesse qui rongeait progressivement mes forces ; Tout comme cette rouille qui rongeait l’acier du vélo »

D’emblée, on est frappé chez l’auteur par l’utilisation d’images et par le recours aux métaphores pour exprimer les affects. Nous avons tous parlé autrefois un langage de représentations de choses, nous continuons à le parler dans le secret du refoulement, il nous parle quand nous le rencontrons. Mais la lecture de l’œuvre (sa partie traduite) surprend cependant par l’absence d’utilisation des couleurs dans les descriptions. Qui connaît l’Indonésie a en mémoire le vert intense des rizières de Java, soutenu de l’humidité et du sol, et revoit les contrastes entre le sol noir volcanique et la crudité des couleurs. Or, les couleurs sont quasi absentes de l’œuvre de Pram, y compris celle du sang, dans les massacres, tortures et faits de guerre décrits. La rouille, tache colorée du vélo n’est pas sans évoquer les couleurs qui émergent après un incendie ou une destruction vivante massive. Elle introduit d’emblée la métaphore de la destruction et de la réparation. Dans « le monde des hommes » (1975, traduction Payot 2001) le premier volume de la tétralogie de Buru, œuvre d’abord orale récitée aux compagnons de captivité dans l’île de Buru avant d’être reprise par écrit par l’auteur, l’évocation de la couleur rituelle et ordonnée des fleurs lors de la cérémonie de nomination à un poste administratif du père du héros donne lieu à une qualification sans appel : « beauté saturante ». L’auteur qui prête à son héros un mépris des honneurs et des responsabilités administratives ajoute avec révolte « des fleurs qui, au quotidien retenaient l’attention séparément et silencieusement le long des palissades ».

Pramoedya Ananta Toer a recours souvent aux images picturales pour évoquer les traumatismes de l’âme. Je cite un autre passage : « Ceci est la suite des évènements d’une semaine. C’est une histoire véridique, l’histoire de la versatilité d’un homme. Et cet homme n’est autre que moi-même.

Ce conte est si simple qu’il ne mérite sans doute pas d’être rendu public. Simple ! Simple comme un tissu en loques ou le cadavre d’un chat au milieu de la rue. Mais pour l’homme versatile, pour moi, c’est une succession de faits constituants le premier jalon de l’existence »

Dans ce court extrait, on voit, comme souvent en clinique, comment la production d’images, la mise en scène, la succession des faits est mise au service de la reconstruction psychique. Le recours à la métaphore et aux images permet à l’auteur le dégagement du traumatisme et la réappropriation singulière de son histoire psychique tout comme la domestication d’une excitation désorganisante. Trace peut être de la peur de celle-ci, les couleurs sont absentes et effacées des descriptions.

Ce mouvement est frappant dans les deux seules scènes sexuelles du livre » le monde des hommes ». Elles donnent une vision précise du style de l’auteur, haletant, riche en images. On imagine mal un romancier européen s’exprimer ainsi.

« Mon cœur se mit à s’affoler comme l’océan quand il est fouetté par le vent d’ouest. Le sang me monta à la tête et j’oubliai mon sens commun. A mon tour je la serrai dans mes bras. J’entendis son souffle court. Et mon propre souffle, à moins que ça n’eut été le mien tout du long , je n’aurais su le dire. Le monde, la nature se fondirent dans le néant. Il n’y avait plus qu’elle et moi, balayés par une force qui nous transforma l’un et l’autre en un couple d’animaux des temps préhistoriques.

Puis nous retombâmes, épuisés, côte à côte ; nous avions perdu quelque chose. Sans raison, toute la nature fit brusquement silence. Mon cœur avait recouvré son calme. »…

…« à mon tour, je la serrai contre moi. Et brusquement mon cœur s’affola, fouetté par le vent d’est. Nous redevînmes un couple d’animaux des temps préhistoriques jusqu’au moment où nous roulâmes de nouveau sur le lit. Cette fois-ci, il n’y avait plus un seul nuage noir dans mon cœur »

La dimension « météorologique et animiste» est à intégrer dans la culture javanaise et asiatique en général où la sexualité est vécue comme rencontre de la divinité Nature en l’autre et comme un souffle externe plus que comme un émoi proprement psychique. Il reste que chez l’écrivain, toute quantité dangereuse pour le moi d’excitation pulsionnelle est transformée par la mise en image. Faut-il l’attribuer à un langage faits de mots juxtaposés en une succession d’images où chaque phrase, du fait d’une syntaxe minimale est polysémique ? Néanmoins, ce mouvement de traduction des émotions en en succession d’images concrètes m’a paru se rencontrer souvent dans la clinique des patients créatifs.

Il est possible que la langue de Pramoedya Ananta Toer , le bahasa indonesia, langue vernaculaire véhicule proche du malais dans laquelle ont été injectés des termes des autres îles ait favorisé cette possibilité sublimatoire. Tous les indonésiens sont bilingues, ils parlent la langue maternelle de leur île, (pour Pram, le javanais) et le bahasa appris lors de leur scolarité, langue simpliste. La musique, langue basale permet des possibilités d’expressions très libres et son rôle anti-dictatorial et anti régression asservissante peut être évoqué. Il est paradoxal et fécond d’envisager que le recours à la langue de l’hégémonie nationale contienne, en quelque sorte par défaut et dans les manques qu’elle laisse la possibilité de relancer une créativité efficace et profondément originale. Faut-il alors imaginer,-et je poursuis cette analyse pour des raisons plus clinique que littéraires-, que pour articuler le non-verbal au langage et à son élaboration esthétique et fictive, c’est à dire pour retrouver l’affect, il vaille mieux disposer d’une langue construite et réduite, court-circuitant les méfaits de l’intellectualisation défensive et des recours aux méta-langages prothétiques ? Il n’est pas impossible de le penser.

J’en rapprocherais le don de barbouillage fabuleux des enfants de 3 à 5 ans qui s’abrase lors de la période de latence. Y a t-il un effet partiel de l’apprentissage dans la réduction de la création imaginaire ? L’appropriation de la langue-véhicule par l’écrivain lui rendrait une possibilité subversive de retrouver une source d’enfance. Il faut encore noter que l’utilisation d’une langue-véhicule est inscrite dans l’histoire de la patrie de Pram. Java, au quatorzième siècle, déjà, avait troqué sa langue, le javanais ancien issu du sanscrit, contre le javanais moderne, simplifié, proche du malais, et ce pour accroître le rayonnement économique du royaume. L’auteur Toer inscrit dans la langue-véhicule, matière première et dernière de son art, le double désir d’altérité contenu dans la littérature : désir de s’ouvrir à l’autre et désir que l’autre reste dissemblable.

Il n’est pas impensable que nombre de patients par le recours à des langages contraints figuratifs ou picturaux qu’ils leur soient imposés ou qu’ils se les imposent, ou par leur style même, -interprétation personnelle construite et limitée des possibilités de la langue- aient une démarche analogue. Sans être forcément à même d’identifier exactement cette « dialectalisation du langage en séance », il peut être intéressant de songer qu’elle existe dans et latéralement au processus lui-même et qu’elle est une modalité d’articulation du matériel non verbal au langage et à son élaboration esthétique et fictive.

Qu’il soit ou non artiste, le psychanalyste devrait pouvoir se montrer tout à la fois empiriste et inspiré dans le respect de l’expérience de reconstruction mise en place par l’auteur, son patiente. C’est à travers cette expérience d’expression indirecte à travers les mots de son travail pictural (langage maternel) et les variations qualitatives de celui-ci que s’élaborent maints processus analytique de ma patiente. Au prix souvent de la frustration de se sentir pris à témoin, tiers exclu. Mais était-ce réellement de là que venait la difficulté parfois ressentie, ou d’une réticence à emprunter les voies que les patients nous présentent, sans vouloir y substituer les modalités habituelles de notre pratique ? Toujours est-il que dans les moments où s’installe, chez l’analyste une tentative de « traduction », fut elle imparfaite,et de répondre à la mesure de ses possibilités sur un terrain qui n’est pas le sien, ( il peut s’agir d’un recours à la métaphore ou encore d’une écoute analogique, le processus se déroule, perceptible, dans une certaine banalité. La métaphore permet de faire le lien entre l’image et la figuration affectée et de démontrer le rôle de l’image au service de la figuration affectée. Le patient se sent alors davantage compris ou rasséréné dans le mode de sa communication à l’analyste. Il s établit alors un échange transnarcissique qui attire à lui la production d’affects variés.

Tant en clinique qu’en littérature, l’excitation pulsionnelle peut conduire à une paralysie psychique. Chez l’écrivain Pram, l’excitation des guerres répétées et incompréhensibles où l’ennemi est mal identifié, et où le pays change alternativement de domination étrangère dans le sang et le désastre, pour aboutir à une dictature nationale a produit une confusion des repères que l’écriture avait pour tache de résoudre. Les démarches cliniques, l’écriture, les figurations picturales s’inscrivent dans une tentative de restaurer la pensée et la possibilité de réappropriation d’une histoire, de l’Histoire. Dans les cas traumatiques cliniques ou littéraires, plus que d’écriture blanche, il s’agit d’écriture « décolorée », pour « que les couleurs ne masquent pas la structure » disait une patiente. Ce qui ne manque pas d’évoquer l’image de bâtisses détruites par le feu. Par débordement du pare-excitation, les affects, représentés par la couleur, sont envisagés comme menaçant d’incendie la structure même, déjà fragile, du psychisme et sont soigneusement évités. Le processus de reconstruction passe souvent initialement par une mise en images.

Gisela Pankow dans son séminaire de présentation clinique de schizophrènes à Sainte Anne et à propos de sa pratique avec la pâte à modeler énonçait « les schizophrènes ne choisiront jamais le bleu ». Les réactions aux taches rouges du matériel informe du test de Rohrschach montrent également le lien entre la couleur et la tolérance à l’excitation.

A la manière de l’incendie, le débordement de l’excitation pulsionnelle, dévoile les structures des édifices, fait disparaître toutes les couleurs de la vie. Ne persistent que le noir du charbon et le blanc des gravas, la rouille de l’oxydation qu’évoque directement Pramoedya Ananta Toer à propos du psychisme. L’analogie avec les différents niveaux de destruction et de reconstruction mise en place par le travail clinique fonctionne.

Il m’a paru intéressant à mettre en correspondance quelques aspects du travail clinique avec le processus de reconstruction dans un exemple d’écriture à partir du traumatisme qui s’en dégage dans le recours aux images et en garde une trace particulière, ou est neutralisé, dans le rapport aux couleurs.

Bibliographie

Toer Pramoedya Ananta.(1954) Corruption.Editions Picquier , 2OO1

Toer Pramoedya Ananta( 1947 à 1950) La vie n’est pas une foire nocturne, Paris Gallimard , 1993

Toer Pramoedya Ananta ( 1954) Le fugitif, Paris, Plon , 1991

Toer Pramoedya Ananta (1973, écrit en 1975) Le monde des hommes.Premier tome de la tétralogie de Buru. Paris, Rivages, 2OO1

Toer Pramoedya Ananta Gadis Pantai., la Fille du Rivage, Paris Gallimard, à paraître le 9. 10 . 2OO4

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