Réflexions tangentielles sur le processus d’écriture et la destructivité



Communication pré-publiée « processus d’écriture et destructivité » congrès CPLFPR Milan,mai 2OO3, Thème : le processus analytique parue dans bulletin pré-congrès de la spp, avril 2OO4. Non publiée ultérieurement.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Dans ce questionnement sur le processus à l’œuvre dans l’écriture (dans sa dimension poïétique). Seront évoqués le lien à l’objet primaire et à la destructivité et, dans l’écriture clinique, les influences contre-transférentielles et le dévoilement, au travers du style, des rapports à la théorie.

La dimension traumatique n’est pas la seule dans laquelle s’origine le processus d’écriture, autoérotisme qui persiste au sein et en dehors de la violence meurtrie. Souffrance et plaisir subissent au sein de l’écriture différentes transformations.

Le témoignage de quelques auteurs sur le processus à l’œuvre lors de l’écriture, sur leur rapport personnel à cette activité donne un éclairage indirect et laisse entrevoir la mise en scène d’un lien indéchiffrable à l’objet primaire, sous le signe de l’oralité. Le style, enfin, réfléchit les liens à la théorie et à l’objet de l’étude.


« Écrire-écrire-écrire » : le processus d’écriture chez Freud

Le titre de ce chapitre d’Ilse Grubich-Simitis est issu d’un propos de Freud lui-même : « J’étais pendant tout ce temps affligé et ma drogue était écrire-écrire-écrire. » (lettre à Ferenczi du 2 janvier 1912). Dans l’addiction se révèle l’oralité. Au travers des correspondan-ces, les œuvres sont envisagées comme des êtres vivants au propre dynamisme évolutif. Il s’y livre comme réceptacle, dans un état entre activité et passivité, se fiant au rythme obscur de déroulements préconscients et inconscients jusqu’à la phase finale, douloureuse (métaphore de l’enfantement).

Chez Freud, comme chez d’autres écrivains, les blessures précoces dans la relation à un objet primaire d’abord fiable (condition de la symbolisation, de la sublimation) ont induit une perméabilité du moi à la perception de l’inconscient et de la réalité extérieure au prix d’une fragilité psychique qui dure toute la vie et dont l’écriture serait une voie permanente d’autostabilisation.

Symbiose acharnée avec le texte en cours dont la finalité était de s’en détacher avec ses propres mots – « entièrement rêve », écrit-il à Fliess lors de l’écriture de l’interprétation des rêves –, investissement libidinal autant qu’agressif, plaisir du jeu créatif et de l’exercice de la bisexualité psychique, confrontation avec ses pensées livrées à sa lecture autocritique, Freud suivait le processus jusqu’à quitter le texte abouti. « Mes pensées s’enfuient à présent », disait-il à Ferenczi à la fin de Totem et tabou.

La dépression suivait l’achèvement. L’activité d’écriture se situait dans un temps différent, en après-coup de l’activité clinique de l’écoute.


Melanie Klein : l’écriture comme « compulsion à réparer »

Melanie Klein voit dans les activités dessiner, peindre et écrire chez l’enfant une améliora-tion de la relation d’objet et un signe d’adaptation sociale. Les sublimations servent les tendances réparatrices. Dans le passage à la position dépressive sont sublimées les pulsions destructrices de l’expérience persécutoire et naissent les symboles résultant de la tension née de l’écart désir/satisfaction de désir que procure la réalité et qui marquent le renoncement à la toute-puissance. Pour cet auteur, le désir sadique de voler le contenu du corps maternel qui recèle le pénis du père est à l’origine d’une angoisse de « retaliation ». La créativité s’origine dans l’angoisse et le désir de réparation du préjudice psychologique lié à l’attaque sadique de la mère. L’œuvre est réparation.


Didier Anzieu décrit le déroulement du processus créateur

Déclenché par une crise, le mouvement créatif connaît une première phase régressive au fonctionnement archaïque du tout-petit, abandonné par sa mère en proie à un « saisissement de froid », lequel induit un repli narcissique indispensable. Ce saisissement glacé traduit la proximité de l’angoisse de mort, de folie et de l’expérience de dépersonnalisation. Dans la seconde phase, le passage de la passivité à l’activité (métaphore de la main et de l’emprise) permet au créateur de se saisir d’une image mentale ou d’un affect souvent douloureux par voie hallucinatoire.

Ce mouvement est figuré dans le poème « Magie », d’Henri Michaux (Lointain intérieur) où l’auteur entre dans… une pomme (!). L’élément poétique permet l’issue métaphorique à partir du saisissement glacé et du repli narcissique qu’il induit.

    « J’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur une nouvelle voie :

Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité !

Ça a l’air simple. Pourtant il y a vingt ans que j’essayais […]

J’en viens à la pomme. Là encore il y eut des tâtonnements, des expériences ; c’est toute une histoire. Partir est peu commode et de même l’expliquer. Mais en un mot je puis vous le dire. Souffrir est le mot. Quand j’arrivai dans la pomme, j’étais glacé. »


Écrire, dit-elle : expression littéraire de l’écriture (M. Duras)

L’ouvrage Écrire (1993) a été rédigé tard dans la vie de M. Duras et témoigne de la sym-biose avec le texte en cours d’écriture.

    « Tout écrivait quand j’écrivais dans la maison. L’écriture était partout. Et quand je voyais des amis, parfois je les reconnaissais mal… Ça rend sauvage l’écriture…

Ça va très loin l’écriture… jusqu’à en finir avec. C’est quelquefois intenable. Tout prend un sens tout à coup par rapport à l’écrit, c’est à devenir fou. Les gens qu’on connaît, on ne les connaît plus et ceux qu’on ne connaît pas on croit les avoir attendus. C’était sans doute simple-ment que j’étais déjà, un peu plus que les autres gens, fatiguée de vivre. C’était un état de dou-leur sans souffrance. … Ce n’était pas triste, c’était désespéré…Écrire quand même malgré le désespoir. Non : avec le désespoir… »

M. Duras relativise l’effet direct du processus d’écriture sur la souffrance traumatique, elle insiste sur le processus de transformation : « Écrire, ça ne sauve de rien. Ça apprend à écrire, c’est tout. »


Écrire l’autre dans la littérature

Écrire sur du vivant comporte une dimension de meurtre d’âme. Le personnage vivant est figé dans l’écriture. Dire et écrire sont des gestes différents. Le langage parlé, les souvenirs incarnent l’être que l’on évoque, rappellent l’émotion, là où l’écriture nomme l’affect et en atténue la charge érotique jusqu’à souvent la perdre. La photographie, l’autoportrait ont été définis par Barthes comme une microexpérience de la mort où le sujet se sent devenir objet, vit une expérience de la mort et devient spectre. L’analogie fonctionne avec l’écriture.

    Une patiente vécut une histoire amoureuse pendant plus d’un an avec un écrivain, idéalisé pour son activité créatrice. Il lui fit vivre une dérobade permanente pour se livrer corps et âme, en son absence, à l’écriture. Il la quitta du jour au lendemain, sans heurts, sans explication, ne la croi-sant plus qu’avec indifférence sur son lieu de travail, sans même de haine. Quelques mois plus tard elle découvrit le livre qu’il venait de publier et s’y reconnut. Elle fut anéantie. La dépres-sion consécutive provoqua la demande d’analyse. Plus tard, lors de la reviviscence dans le transfert des affres de la relation à l’objet primaire, elle prit conscience des angoisses et des blessures narcissiques qui avaient été mises en jeu. Elle avait eu dans la petite enfance une mère endeuillée dont le regard se perdait dans les rêveries et la mélancolie et avec qui la relation se teintait d’oralité sadique. Il lui fallut beaucoup de temps et la mise en place d’une activité créa-trice mobilisant ses pulsions sadomasochistes en retour pour désinvestir et surmonter la violence traumatique d’avoir été dévorée, instrumentalisée, au profit du processus d’écriture.

Hélène Cixous, dans son livre Manhattan (2001), inspira ma réflexion sur cette histoire clinique :

    « Ce n’est pas que “je ne l’aimais plus” c’est que je n’avais jamais aimé qu’une ombre de livre vêtue d’un corps de jeune homme et, le livre revenu à son origine, il avait disparu entre les volumes. »

La force du lien prégénital sadique oral qui fait de l’autre un objet partiel, instrument de jouissance autoérotique, s’exprime ici, « crue ».

Le laboratoire de la sublimation qu’est l’écriture, dans le domaine du principe de plaisir, permet la mobilisation des pulsions et le sadomasochisme, comme l’a montré J. Kristeva à propos de Proust. Barthes le souligne dans Le Plaisir du texte (1973) : l’objet de plaisir de l’écrivain est la langue maternelle, avec laquelle il est dans un rapport constant au plaisir.

    « L’écrivain joue avec le corps maternel pour le glorifier, l’embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui du corps, peut être reconnu, jusqu’à jouir d’une défiguration de la langue. »

L’Écriture, reviviscence et perpétuation du lien à l’objet primaire éternellement trouvé-détruit, permet à l’auteur d’exprimer et de sublimer la destructivité. Pour qui n’y est pas activement engagé par ses propres fantasmes, la violence du corps à corps avec l’œuvre en cours de conception risque d’être traumatique par la menace d’incorporation sadique orale ou par la prise à témoin dans une scène primitive effrayante.


L’écriture comme meurtre

Michel de M’Uzan affirme que « le désir de l’écrivain serait que le lecteur tombe mort, foudroyé par la beauté de la première phrase ». L’écriture permet avec une prime du côté du principe de plaisir la réalisation, dans la vie fantasmatique, des désirs érotiques et ambitieux. Freud l’a souligné dans « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques » (1911) à propos du cas de l’artiste.

La littérature, fût-elle tragique ou meurtrière, inspire une réflexion sur le jeu et les enjeux de l’écriture et sur les destins de la destructivité activée, souvent dans une négociation heureuse.


L’écriture analytique

L’analyste ne peut occulter un questionnement sur le processus d’écriture lorsqu’il en vient à écrire un cas clinique issu de sa pratique et à décrire les mouvements transféro-contre-transférentiels d’une cure. Le souci de la transmission et de l’échange avec des collègues, le laboratoire de la pensée qu’est l’écriture justifient le recours à cette activité et font du texte lui-même tant un autoportrait qu’un objet d’analyse.

L’écriture après coup de la séance à visée privée s’avère un travail élaboratif à travers la critique littéraire attachée à son propre texte, source d’une nouvelle lecture et d’une nouvelle écoute. La mise en écriture de mes difficultés contre-transférentielles m’a souvent efficace-ment permis de franchir obstacle et opacité initiaux de façon à la fois rapide et mutative dans la cure, voire de rendre celle-ci possible. En particulier quand l’écoute est sidérée par le niveau traumatique du matériel ou par la mise en jeu d’une démarche à la frontière d’une solution perverse, telle une démarche esthétique mettant en scène le corps, l’écriture crée le pertuis qui favorisera l’issue métaphorique nécessaire.

À visée de publication, le remaniement comporte une dimension de fixation des données cliniques qui peut constituer une entrave au flottement nécessaire en séance.


Le style

    « Le style n’est jamais un enjolivement, comme le croient certaines personnes, ce n’est même pas une question de technique, c’est – comme la couleur chez les peintres – une qualité de la vision, la révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit et que ne voient pas les autres. Le plaisir que nous donne un artiste c’est de nous faire connaître un univers de plus. » (interview de M. Proust, Le Temps du 13 novembre 1913).

Barthes définit le style comme la pratique écrite de la Nuance, la Nuance étant l’inscription du particulier, de la subtilité.

Le style de l’écriture reflète la formation préalable, les identifications, les généalogies et les filiations. L’aspect parfois « anatomo-clinique » tend à circonscrire son objet d’étude et à parcourir les chemins tracés de la nosographie et des catégorisations de la langue et de la pensée. Il comporte en outre une dimension d’inscription sous forme d’un objet de théorisa-tion, dimension d’emprise liée à la théorie, laquelle fonctionne chez chacun comme un double narcissique.

Reflet de la tiercéisation, héritier des lectures préalables, traduction par leur imitation des identifications imagoïques et de la distance à celles-ci, le style révèle à l’analyste ses identifi-cations, son contre-transfert.

Le style est souvent reflet du contre-transfert dans la relation clinique, de la relation au coénonciateur destinataire de façon plus générale.

Dans l’écriture clinique, le travestissement est habituel pour éviter le dévoilement de don-nées biographiques intimes. Le risque de faire d’un cas clinique un objet esthétique, attrait et trahison, est plus théorique que réel, la déformation elle-même renseigne sur le contre-transfert. La transmission par écrit de réactions contre-transférentielles navigue aussi entre la nécessité de confrontation scientifique et le danger de la réverbération du processus de l’écriture lui-même sur le contre-transfert, sa charge érotique. L’effet, inhérent au processus d’écriture, de diminution de la charge d’affect contre-transférentielle peut, ressenti comme désinvestissement, réactiver chez les patients qui fonctionnent en identification projective les affres de leur relation à l’objet primaire endeuillé. Une telle perception des variations d’investissement peut être à l’origine de perturbations, voire de rupture du lien analytique.

L’écriture scientifique et l’écriture littéraire semblent concerner des champs d’expériences intimes et des visées d’élaboration différentes qui cependant se rencontrent. L’analyste qui écrit sa pratique mobilise en lui un processus d’écriture, lequel interagit avec le processus analytique en cours.

La littérature est inspirante pour la réflexion clinique, l’autoanalyse et la théorisation et dévoile, à travers la concrétisation stylistique, les systèmes d’emprise qui unissent chacun à sa théorie.

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