Fiction dans l’analyse… et dans la culture



Communication prépubliée pour le Congrès des Psychanalystes de Langue Française des Pays Romans , 2005, Thème : La Sublimation.
Parue dans le bulletin de la société de psychanalyse de paris,numéro spécial précongrès d’avril 2005, non publiée ultérieurement.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

« Il n’appartient qu’à la pensée d’être ressemblante. » Magritte


Le rapport de Jean-Louis Baldacci, la sublimation et la polyphonie indiciaire de sa clinique ont induit une digression sur la fiction, sublimation et aussi modalité particulière d’élaboration et d’interprétation. Après l’énoncé de règles de l’art de la fiction, d’aspects de la position freudienne au travers d’un essai littéraire, Malaise dans la culture, et de positions théoriques extraites de Gradiva, Constructions et Moïse, je m’intéresserai aux conséquences de l’écriture de fiction et à l’utilisation extensive du milieu culturel de la fiction pour développer des thèses, élaborer une allégorie, une analyse politique ou psychologique. De tels exemples m’ont paru féconds pour la réflexion analytique.


Fiction et construction : le rapport à la vérité

La fiction (latin fingere, « feindre, imaginer ») comporte des règles. La construction est imaginée à partir du monde perçu. Pour que la fiction puisse révéler, à la manière d’un négatif photographique, il faut qu’elle soit vraisemblable. Paradoxale, elle doit convaincre, ne jamais laisser mourir le sentiment du vrai, rester dépendante du monde perçu. Freud soulignait dans Moïse (1938) sa réticence vis-à-vis de la notion de vraisemblance :

    « Aucune vraisemblance, si séduisante fût-elle, disais-je encore, ne protège de l’erreur ; même lorsque toutes les parties d’un problème semblent s’imbriquer l’une dans l’autre comme les pièces d’un puzzle, on doit se souvenir que la vraisemblance n’est pas nécessairement le vrai, et que la vérité n’est pas toujours vraisemblable. »

La fiction met en exergue le critère de la vraisemblance et se désintéresse de celui de vérité. Ces deux positions sont en apparence opposées jusqu’à ce qu’intervienne la notion de vérité historique.

Dans Constructions dans l’analyse (1937), à propos de la vérité des constructions de l’analyste communiquées au patient, Freud souligne que « dans certains cas, la construction erronée ne laisse pas plus de traces que si elle n’avait jamais été faite, on a même l’impression que la carpe de la vérité a été attrapée grâce à l’appât du mensonge ». Il évoque la folie individuelle et les délires inaccessibles à la critique logique que l’humanité a développés et les suspecte de contenir un noyau de vérité historique, puisée dans le refoulement. La vérité historique, substituée à la réalité repoussée, fait retour, et l’analyste est capable de la reconnaître. La croyance compulsive tire sa force de cette source infantile. Ne pourrait-on suggérer que pour que la fiction puisse convaincre, il lui faille rencontrer ce noyau de vérité historique et qu’il y ait quelque intersection entre celui-ci et le critère de vraisemblance ? A. Van Dis, écrivain, évoquait : « Il y a des mensonges qui sont des paradis perdus et l’écrivain rend la vérité du mensonge. » La compétence fictionnelle est la capacité à penser les images, à les mettre en scène et à créer un espace de représentation qui permette des constructions – paradis perdus (re)trouvés, créés –, approches par l’expérience du noyau de vérité historique.

En tant qu’analystes, nous construisions à notre insu des néoréalités imaginatives, et le patient développe sa propre fiction à partir de la réalité de la rencontre, de la cure analytique et de son histoire reconstruite dans l’analyse. La théorie de l’analyste serait pour la construction analytique le repère qu’est la vraisemblance dans la fiction littéraire.


La soumission à l’expérience et au processus

La fiction n’est pas littérature appliquée, où une théorie extérieure à l’œuvre imposerait la lecture dans son orbite, elle se veut construction artisanale, éthique de l’expérience face à toute théorisation idéologique. Ce rapport à l’expérience fait naviguer la fiction sur un fil entre la sublimation post-œdipienne et la sublimation des primes origines sous l’égide de la sexualité infantile, marquée du lien à l’objet primaire. La part d’observation et de perception, la variation de perspective du regard ou de l’écoute portée, le différé de l’interprétation, la mise en suspens de la construction et sa soumission à la logique interne de l’expérience sont habituels. Ainsi, J. Cortazar :

    « Je me suis mis à écrire Les Gagnants un peu comme on fait des manipulations dans un laboratoire. Mais pas comme si j’avais été un dieu omnipotent qui fait ce qu’il veut, car mes cobayes, très souvent, ont fait demi-tour et se sont opposés à mes projets. Et c’était encore plus fascinant. »

On retrouve le désir de l’écrivain que l’expérience de l’écriture s’accomplisse et révèle son refus d’imposer, a priori, théorisation ou scénario à l’œuvre en cours. Flaubert exprimait :

    « Il faut, par un effort d’esprit, se transporter dans les personnages et non les attirer à soi. » (lettre à G. Sand du 15 décembre 1866).

Une autre règle consensuelle de la fiction est celle de conserver une part d’énigme, un espace que le lecteur puisse habiter de ses propres pensées.

    « Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié. Ils étendent les pensées dont on leur présente le germe, ils corrigent ce qui leur semble défectueux et fortifient par leur réflexion ce qui leur paraît faible. » (Voltaire, préface du Dictionnaire philosophique).


Freud émet l’idée du savoir endopsychique des écrivains :

    « L’écrivain ne soumet pas les personnages à une analyse psychologique proprement dite qui serait vécue comme plaquée et ne serait pas crue, la position de la fiction met en scène avec suffisamment de précision pour qu’une réflexion singulière s’en dégage ou puisse s’en inspirer. »

La fiction est première et omnipotente, l’élaboration est secondaire.

La fiction comporte une prise de position et une séduction, elle est refus de l’application d’une construction préétablie. Cette création de néoréalités lui valut une réputation sulfureuse – l’écrivain était accusé d’agir à l’image de Dieu. Elle exerce un pouvoir de séduction hypnotique analogue à celui attribué aux images et devient l’agent de prises de positions politiques, esthétiques. Elle peut, grâce à sa force de séduction et de mobilisation affective, se révéler difficile à réfuter, mettant en danger la pensée que, le plus souvent, cependant, elle stimule. Est-ce de là que vient la défiance qu’elle suscite chez certains, la flamme qu’elle nourrit chez d’autres ?

Bergson, dans les Deux sources de la morale et de la religion, lui accorde de s’opposer au jugement :

    « Il faut remarquer que la fiction, quand elle a de l’efficacité, est comme une hallucination naissante, elle peut contrecarrer le jugement et le raisonnement qui sont les facultés intellectuelles. »

Barthes brossa les étapes préliminaires du roman de sa vie, Vita Nova, au cours de son dernier séminaire au Collège de France (1978-1980). L’esquisse contient sa tragédie, car il mourut renversé par une voiture à la veille de l’accomplir. La passion pour la fiction se traduit dans ses propos : « Pourquoi la science ne se donnerait pas le droit d’avoir des visions ? La science ne pourrait-elle devenir fictionnelle ? » Il affirmait : « C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. »


Freud écrit un texte littéraire : Malaise dans la culture

Dans une lettre à Lou Andreas-Salomé (28 juillet 1929), il énonce la différence avec le reste de l’œuvre :

    « Il s’agit de culture, de sentiment de culpabilité, de bonheur et autres sujets élevés et, me semble-t-il avec raison, tout à fait superflus, à la différence de travaux antérieurs derrière lesquels se trouvait quelque poussée interne… J’écrivais et le temps passait très agréablement pour moi. Pendant ce travail, j’ai redécouvert les vérités les plus banales. »

Freud reconnaît éprouver dans Malaise dans la culture le bonheur de l’abandon à ’écriture et à sa logique, tonalité thymique en rupture avec celle de l’au-delà. Dans cet essai, il souligne la valeur psychique de la relation de l’homme à l’art :

    « Les satisfactions substitutives, celles par exemple que nous offre l’art, sont des illusions au regard de la réalité, elles n’en sont psychiquement pas moins efficaces grâce au rôle assumé par l’imagination dans la vie de l’âme. »

et énonce le registre d’identification à l’absent où s’origine la fiction : « À l’origine, l’écriture était le langage de l’absent. »


Freud analyse une œuvre littéraire, Gradiva

    « L’écrivain, lui, procède autrement ; c’est dans sa propre âme qu’il dirige son attention sur l’inconscient, qu’il guette ses possibilités de développement et leur accorde une expression artistique particulière au lieu de les réprimer par une critique consciente. Ainsi il tire de lui-même et de sa propre expérience ce que nous apprenons des autres : à quelles lois doit obéir l’activité de cet inconscient. Mais il n’a pas besoin de formuler ces lois, il n’a même pas besoin de les reconnaître clairement ; parce que son intelligence le tolère, elles se trouvent incarnées dans ses créations. »

Lorsque Freud décrit dans Gradiva (1907) la démarche de l’écriture, les analogies sont évidentes. Ce qui la différencie de l’analyse est l’absence de formulations, y compris d’autoformulations, des lois et des théories que l’écrivain incarne dans les personnages. Absence ou refus de théorie sur le texte, de position « méta » intratextuelle sont propres à la construction littéraire.

Les deux démarches pourtant, se ressemblent. La construction et l’écriture interviennent en après-coup de l’écoute et de la perception, dans un état commun de flottement de l’identité où les frontières entre moi et non-moi sont plus qu’incertaines, où sont conservées une disposition spéciale à l’identification primaire et une tolérance aux expériences de dépersonnalisation. L’état doit être propice au surgissement de la chimère (de M’Uzan, 1978), cette créature monstrueuse, issue de la rencontre et de la fiction analytique, « être puissant qui œuvre dans l’ombre mais dont la croissance peut être plus ou moins affectée par toutes les influences provenant de ses créateurs ».


La « fiction appliquée » dans la culture

La fiction envahit le domaine artistique et culturel, devient un laboratoire de la pensée qui s’exerce à visée d’élaboration et de libération d’émotions sur des données brutes traitées à la façon d’énigmes. Il opère par une mise en suspens temporelle des modalités de construction de l’expérience et la recherche s’affranchit des théories préétablies sans les renier mais par un détour, celui de la logique interne de l’expérience.

Au cinéma, la caméra « troublée » enregistre des centaines d’heures de tournage sans scénario préalable inscrit, où l’image est ambiguë. La construction s’effectue après-coup, lors du montage. Ce style s’étend des narrations intimes et romanesques aux documentaires. La fiction prête assistance pour penser l’insoutenable, substitue à la fascination traumatique des images la compétence et l’élaboration liées à l’utilisation de ces images, avec une prime de plaisir et d’émotion. Parfois, il s’agit de rendre vibrant un témoignage d’archives : dans Ich hiess Sabina Spielrein, d’E. Marton, où Jung, Freud et Spielrein sont joués par des acteurs. Le passage de la fiction à la frontalité documentaire est affecté d’un trouble, d’une continuité de la hantise et du sentiment magique en présence même d’une cérémonie de gestes et de paroles, comme si la fiction traduisait une étrange impossibilité du vivant. Chaque plan de film se présente alors à la fois comme document et comme spectre. La puissance du faux, ce que la fiction construit et seule décide, qui change l’image en mirage, atteint à l’imperceptible. Ce style conduit le cinéma à définir de nouveaux écarts entre les fantômes du documentaire et de la fiction et questionne le champ culturel sur le rapport à la pensée et à la mémoire.

Quelque soit le champ de son intervention, la fiction s’installe entre la conscience de soi et l’absence de l’autre et identifie l’image au fantôme. L’écriture trouve dans le suspens du geste l’écart où se loger. N’est-ce pas le paradoxe de la fiction que d’incarner l’absent ou la perte, de lui donner chair et vibration ?

Ne peut-on penser la place extensive de la fiction dans le champ culturel, artistique, social comme une application du texte littéraire de Freud, qui, au Malaise, trouve la solution de l’identification à l’absent et de l’écriture avec un surcroît reconnu de plaisir ?


La fiction dans l’analyse

La construction d’une nouvelle réalité par l’imagination telle qu’elle s’illustre dans le modèle de la fiction représente pour l’analyste une interprétation portée à la puissance 2, issue du besoin de transformer des données brutes et fermées et d’y trouver un pertuis, un accès. Il ne s’agit pas d’envisager le patient comme personnage, mais plutôt de mettre en suspens l’application théorique, de déplacer sa perspective d’écoute, par exemple de la laisser errer dans la logique d’un détail qui confère à la clinique une possibilité de relecture et ouvre l’horizon de la rencontre. C. Cavafy, dans L’Art ne ment-il pas toujours ?, remarquait l’adhésion des mots à la sensation ancienne :

    « Lorsqu’il se relit, même des mois plus tard, l’écrivain est incapable de modifier ou de corriger car en même temps que les mots resurgit le fantôme de la sensation ancienne qui le rend comme colorblind à une partie de son œuvre. »

Le phénomène de colorblind menace aussi l’analyste par la répétition d’au-delà du principe de plaisir. Vis-à-vis de celles-ci, les techniques de déplacement et l’imagination sont bienvenues.


Conclusion

    « J’écrivais et le temps passait très agréablement pour moi. Pendant ce travail, j’ai redécouvert les vérités les plus banales. »

La fiction littéraire de l’écrivain et l’analyse contiennent en germe la possibilité de changer la réalité interne dans le processus et de se l’approprier, sans changer la réalité externe, avec une prime de plaisir. Il ne leur est pas interdit de s’inspirer l’une l’autre. La scène artistique et culturelle actuelle donne l’exemple de l’application de la fiction à l’élaboration de la pensée des images dans des domaines variés. Ne peut-on pas imaginer (!) que la recherche analytique puisse s’inspirer de ces démarches artistiques et que la fiction puisse être, pour notre plaisir, un outil de connaissance autant que de charme, incitant à une mise en chantier de la pensée, mettant en suspens sans les ignorer les théories. L’écriture n’est-elle pas la réponse de Freud, dans Malaise dans la culture, à la répétition et à l’au-delà du principe de plaisir ?

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