Passion, honte, écriture



Communication pré-publiée, pour le congrès des psychanalystes de langue française des pays romans, mai 2002, thème honte et culpabilité, publiée dans le bulletin de la société de psychanalyse parisienne, non publiée ultérieurement.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

« To reveal art and conceal the artist
Is art’s aim. »
S. R. Aull

Le stimulant rapport de C. Janin sur la honte m’a inspiré un développement sur l’élaboration psychique de la honte liée à la passion à travers le processus d’écriture et la création du héros littéraire.

Dans la passion meurtrie, l’altération du jugement, l’hémorragie narcissique au profit de l’objet, la nudité et le dévoilement émotionnel induisent souvent la honte.

Le processus d’écriture, dans le travail de critique littéraire de l’auteur inévitablement lié à la création de son propre texte, peut utiliser la honte comme ferment de l’écriture, l’exprimer non à la première personne, mais par le héros créé et réintroduire la temporalité et les capacités de jugement de son auteur. Elle devient point d’origine d’un remaniement psychique autorisé par la reconnaissance de blessures narcissiques jusqu’alors indicibles et refoulées.

Je développerai successivement trois exemples issus de la poésie, de la tragédie et de la littérature épistolaire. Il est intéressant d’y observer que le héros littéraire est constamment associé à un double (muse, suivante ou correspondante) à qui est dévolu la tâche de désigner, de nommer l’éprouvé, de présenter au héros le miroir dans lequel il pourra le reconnaître. La honte ne saurait-elle, y compris dans la fiction, exister, s’éprouver et s’énoncer sans partage et sans recours à un tiers ? Témoignerait-elle, là aussi, de la force de lien et d’échange social que soulignait C. Janin ?

Écrire se révèle souvent un refuge pour les paroles qui ne pourraient se dire et qui risqueraient de mettre en péril l’identification à autrui.

L’écriture fut, pour Freud, l’espace tant de son autoanalyse que de la communication analytique et de sa transmission. Ilse Grubich-Simitis, dans le chapitre « Écrire-écrire-écrire » de son livre Freud : retour aux manuscrits anciens, souligne la symbiose intense et acharnée du fondateur de la psychanalyse avec le texte en cours de conception, seule possibilité pour lui de se détacher finalement, avec ses propres mots, du sujet de l’étude. Cet état paraît analogue à celui du transfert dans l’analyse et proche du vécu passionnel. « J’étais à l’instant totalement toute-puissance, totalement un sauvage. C’est ainsi qu’il faut faire si l’on veut venir à bout de quelque chose », relatait-il à Ferenczi en écrivant Totem et tabou.

Il faut se demander alors si c’est pour éviter l’éprouvé douloureux du thème que Freud évoquera de façon détournée la honte en éclairant les liens à l’action des forces refoulantes destinées à lutter contre les Pulsions, au Surmoi et aux instances idéales, incitant ses successeurs à la considérer comme « compagnon voilé du narcissisme ». Le recours au comique, la substitution par l’ambition pourraient-il s’avérer une orientation intuitive vers un abord ultérieur, indirect et déplacé, de ce sentiment qui viserait à en contourner l’éprouvé et son risque de rupture identificatoire comportant également un danger transférentiel ?

Dans le souvenir de l’humiliation infligée par son père, le mot « honte » n’est jamais prononcé et Freud crée son propre héros, Hannibal, substitution métaphorique qui permet au lecteur l’identification par le biais de son narcissisme infantile.

Dans « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », Freud précise la position originale de l’artiste :

« À l’origine, l’artiste est un homme qui, ne pouvant s’accommoder du renoncement à la satisfaction pulsionnelle qu’exige d’abord la réalité, se détourne de celle-ci et laisse libre cours à ses désirs érotiques et ambitieux. Mais il trouve la voie qui ramène de ce monde du fantasme vers la réalité : grâce à ses dons particuliers, il donne forme à ses fantasmes pour en faire des réalités d’une nouvelle sorte qui ont cours auprès des hommes comme des images précieuses de la réalité… il devient réellement le héros, le roi, le créateur, le bien-aimé qu’il voulait devenir, sans avoir à passer par l’énorme détour qui consiste à transformer réellement le monde extérieur. »

La solution artistique exprimerait la passion de son auteur, ses fantasmes érotiques et ambitieux, contournerait la honte qu’elle rencontrerait si elle se réalisait, voire en ferait un objet d’échange social estimé et reconnu.


La honte et l’écriture dans la clinique des passions

L’intime ne saurait se transmettre qu’à des interlocuteurs fiables avec lesquels existe une relation privilégiée. Il n’est ni une sublimation, ni une source de valorisation sociale. Il échoue à restaurer le lien social du fait de la contagiosité sociale de la honte, c’est-à-dire du risque de « désidentification » qu’elle fait courir.

En créant un héros littéraire, l’auteur peut créer une identification à ce héros qui lui donnera la double satisfaction de l’illusion théâtrale : savoir que cela n’est qu’un jeu, et aussi que c’est un autre qui en souffrira. Il peut ainsi déclamer la passion qu’il rêve de montrer aux autres « comme un rôle ».

Le créateur littéraire, dans un espace analogue à celui de l’analyse, « écrirait son personnage de l’intérieur » (Freud) et le soumettrait fictivement – et en mobilisant un jeu identificatoire – aux cheminements douloureux de son destin pulsionnel. Le travail d’élaboration attaché à cette construction provoquerait chez l’auteur un remaniement psychique (écriture appliquée à l’analyse) dont les effets pourraient être perceptibles dans sa vie et dans son œuvre ultérieure.

Il m’a paru intéressant de faire fonctionner cette hypothèse à partir d’exemples littéraires illustrant la passion amoureuse.

La honte tue, et le langage populaire le sait : on dit « mourir de honte ». Pour les poètes et les tragédiens, elle est souvent considérée comme un châtiment pire que la mort. C’est la honte, meurtre symbolique, que tente de renvoyer sur la femme infidèle Alfred de Musset, qui maudit George Sand dans « La Nuit d’octobre ». Alors qu’il est blessé de s’être trouvé dans la position d’être trahi, il brandit comme une arme fatale, à la façon d’un bouclier de Persée, la honte éprouvée :

    « Honte à toi qui la première
    M’a appris la trahison
    Et d’horreur et de colère
    M’as fait perdre la raison !
    Honte à toi, femme à l’œil sombre. »

Dans ce poème à deux voix, le poète dialogue avec la muse. C’est elle qui reçoit la honte sans l’éprouver et le ramène à la raison et à la vie en soulignant la fécondité paradoxale de sa souffrance, qu’elle l’invite à respecter :

    « N’outrage pas ce jour lorsque tu parles d’elle
    Si tu veux être aimé respecte ton amour. »

Et, plus loin :

    « Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie
    Si tu n’avais pleuré quel cas en ferais-tu ? »

La muse, interlocuteur fictif né de l’écriture, intime et privé, double narcissique positif et tiers compréhensif à la fois, est apte à recueillir les blessures du poète, à les entendre et à les restituer sous un autre éclairage (sans éprouver ni renvoyer la honte), à restaurer son narcissisme blessé et à le dégager de la haine pour lui permettre d’autres amours. Chez le poète, en modifiant la perspective de lecture de la blessure narcissique, elle aurait pu ouvrir sur un remaniement interne.

Mais l’élaboration psychique, ici, ne parvient pas à la « création du héros », véritable travail identificatoire ; elle se contente de lui procurer un double narcissique consolateur, l’écrit est proche d’un témoignage esthétique et ne s’en détache que peu. La destinée passionnelle de Musset ne connaîtra aucune trêve jusqu’à sa mort, à 47 ans, détruit par l’alcoolisme.

Deux auteurs, Racine avec le personnage de Phèdre en 1677 et Choderlos de Laclos avec Valmont, semblent, l’un dans une tragédie, l’autre dans un registre épistolaire, avoir créé un héros et l’avoir soumis à un destin aboutissant, avec le dévoilement de la passion, à la limite ultime et tragique de celle-ci, le suicide, sur le mode même de son engagement passionnel, sans déplacement. Cette issue témoigne de l’impossibilité – liée à l’emprise passionnelle – d’élaboration psychique. Le suicide est physique chez Phèdre (qui s’empoisonne) et épistolaire chez Valmont (qui disparaît comme sujet d’écriture).

Il est permis de supposer que l’écriture de leurs œuvres respectives n’a pas laissé ces deux auteurs indemnes… d’élaboration psychique et qu’elle a pu contribuer à orienter différemment leurs existences et leurs écrits, en dehors de la trajectoire passionnelle où ils avaient pu s’inscrire précédemment. Leur écriture ultérieure, leur biographie, s’ils n’affirment pas formellement cette hypothèse, ne la contredisent pas non plus. Ils illustreraient alors l’assertion de Pascal Quignard : « Chaque héros invente la cruauté qui le guérit. »

La passion de Phèdre est physique. Elle jaillit au premier regard :

    « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
    Un trouble s’éleva sur mon âme éperdue ;
    Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler
    Je sentis tout mon corps et transir et brûler
    Je reconnus Vénus et ses feux redoutables. »

Phèdre est une femme vouée, par la colère de Vénus, Pulsion sexuelle destructrice, à aimer dans la honte et la haine de sa propre passion. Mais ce dont elle est se juge coupable, jusqu’au suicide, c’est de dire sa passion et d’en trahir le secret. La honte lui est renvoyée alors par sa suivante Œnone.

    « … je n’ai que trop parlé.
    Mes fureurs au dehors ont osé se répandre
    J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre. »

Le suicide physique, comme sa Passion, sera pour elle le seul moyen de se dégager de l’emprise de son propre regard.

    « Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,
    Rend au jour qu’ils souillaient toute sa clarté. »

Racine modifie l’intrigue du texte d’un autre, Euripide, et crée une nouvelle mise en scène, disposant les éléments d’origine autour de deux personnages : Thésée, pour la marche des événements, et Phèdre, qui, seule, détermine l’action psychologique, réduite à ses mouvements psychiques et émotionnels et détachée de l’action.

Ainsi s’approprie-t-il Phèdre, qui devient son héroïne, et se confronte-t-il de façon symbiotique à une imago féminine pulsionnelle. C’est ce rapport modifié au féminin qui sera frappant dans l’écrit même, ultérieur, d’Athalie.

Athalie, femme phallique guerrière et toute-puissante, est loin de l’être de Passion et de Pulsion qu’incarne Phèdre. Elle échappe, au cours de la tragédie, à un modèle phallique qui ne laisserait aucune place au vivant et s’ouvre à la suite d’un songe à la féminité face à un enfant, le petit Joas, gardien du temple et des lois :

    « Ce n’est plus cette reine, éclairée, intrépide,
    Élevée au-dessus de son sexe timide.
    La peur d’un vain remords trouble cette grande âme
    Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme. »

Laclos engage quant à lui l’écriture de la passion dans le registre de la correspondance. La lecture des lettres des Liaisons dangereuses dévoile les logiques inconscientes de leurs auteurs.

Chez Laclos, Valmont, le séducteur, et Mme de Merteuil, sa correspondante, se livrent à un échange de sexualité et surtout d’écriture. Le conflit d’emprise s’exerce par une attention aiguë au texte de l’autre, fonction de critique littéraire où la lecture – et donc l’interprétation, le dire – produit la catastrophe finale.

Mme de Merteuil lui décrira ainsi avec finesse comment l’emprise qu’il croit exercer n’est que l’autre face de sa propre attirance : il est en effet lui-même épris, donc « pris » par celle qu’il croit dominer !

    « Oui, vicomte, vous aimiez beaucoup Mme de Tourvel, et même vous l’aimez encore ; vous l’aimez comme un fou : mais parce que je m’amusais à vous faire honte, vous l’avez bravement sacrifiée. Vous en auriez sacrifié mille, plutôt que de souffrir une plaisanterie. »

Submergé par la honte, Valmont cèdera à l’emprise de sa correspondante et réexpédiera la lettre de rupture qu’elle lui dictera. Il s’anéantit alors sur le mode de son engagement passionnel et disparaît en tant qu’auteur.

L’écriture peut permettre à son auteur de restaurer, par des effets de réverbération et de diffraction, des perspectives de lectures de son texte. En effet, la disponibilité métaphorique et la révélation de contenus inconscients se déroberaient à la mise en sens à cause d’une proximité avec la honte qui rendrait le dire impossible. La création d’un héros en est une modalité fréquente et l’une des plus élaborées, non sans analogie avec la situation analytique.

La littérature, cicatricielle, célèbre la plaie et cache dans un mouvement de révélation ce qui est déchirant. Si cette dimension de travestissement et la temporalité qui lui est associée étaient absentes (le déplacement, qui est transformation, ne saurait se faire dans l’immédiateté), la littérature deviendrait témoignage, non plus processus ; elle n’appartiendrait plus au domaine de la sublimation, mais à celui de l’intime. Elle courrait alors le danger d’exposer les blessures narcissiques. La communication anonyme avec autrui peut s’instaurer grâce au travestissement, pas directement sur la blessure.

Il est des mots qu’on ne dit pas, ceux-là même qui rencontreraient l’éprouvé de la honte. Ou bien peut-être ne pourraient-ils se dire qu’à travers un tiers imaginaire, qui serait le double et ne serait pas lui. On pourrait comparer la création d’un héros littéraire à un travail analogue à celui du rêve qui répartirait l’émotion éprouvée sur différents rôles. Le héros lui-même ne saurait se passer d’un double qui lui révélerait ou lui ferait éprouver la honte qui est la sienne.

Face à l’emprise tragique de la honte, l’écriture pourrait parfois permettre de résoudre en partie l’impossibilité de rejoindre l’autre dans la distance qui en sépare. La mise en scène littéraire peut transposer sur un plan esthétique la souffrance qui, énoncée directement, rencontrerait l’éprouvé de la honte et qui, en l’agrippant à une destinée héroïque, en permet l’élaboration.

À certains moments de la situation analytique, le fait d’apprécier, d’échanger avec plaisir sur la créativité qui sépare la honte (Scham) du semblant (Schein) qui la camoufle peut être un préliminaire à la reconnaissance de vécus émotionnels au voisinage de la honte, à la rencontre et au partage d’affects avec l’autre.


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