Langue sacrée, langue parlée



Texte écrit pour le film de Nurith Aviv, "Langue sacrée, langue parlée" DVD aux Editions du Montparnasse, 12 villa coeur de Vey 75014 Paris.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Ils sont écrivains, poètes, peintres, chanteurs, artistes. Leurs ancêtres survivants du génocide viennent de partout et de n’importe où. Eux ils sont nés en Israel, ils ont fait de l’hébreu la langue de leur art, de leur écriture, de leur poésie,l’hébreu, leur hébreu, langue intime saisie dans un corps à corps charnel violent et transgressif avec la langue sacrée tout à la fois maternelle, paternelle et, au-delà symbole d’une identité qui vacille et fait retour à travers elle. Ils sont, selon l’heureuse expression de Georges Pragier, les « coauteurs » du magnifique film de Nurith Aviv Langue sacrée, Langue parlée laquelle leur offre avec respect cette place d’honneur.

La cinéaste leur donne la parole, dans une mise en scène sobre, épurée, minimaliste. Surgit alors l’incandescence de leur rapport à leur langue d’écriture.

Il n’est qu’à interroger un écrivain, en général incapable de dire plus de quelques mots sur ce qu’il écrit, sur son rapport à la langue de son écriture pour le voir prendre feu et dans l’incandescence de sa passion découvrir son style et la forme de son cheminement. Nurith Aviv a eu le génie de faire apparaître la force de l’hébreu à travers l’amour que lui portent ses écrivains et poètes.

Dans leur rapport amoureux, charnel, intime à la langue dont ils ont fait celle de leur écriture et de leur passion ils montrent à merveille comment l’hébreu refoulé, disparu d’être trop codifié strictement par l’usage sacré ou banalisé par la vie quotidienne, fait retour à travers le travail et le discours des artistes écrivains et poètes particulièrement.

Le film est terriblement émouvant. Je ne connais pas l’hébreu le film m’a fait ressentir la beauté de ses sonorités déployées par les poètes, sa force incantatoire, musicale, sa puissance vitale. J’en ai eu le souffle coupé. Le film m’a touché au vif de mon rapport à la langue et à l’incantation, sensuel, charnel, violent, à l’origine d’une tension et d’une blessure intime.

J’ai souffert durant la projection de devoir lire les sous-titres pour comprendre le sens et de ne pouvoir céder au désir qui me tenaillait de me laisser bercer et prendre par la sonorité envoûtante, les rythmes, la transe de la langue elle-même.

Je me suis promis de le réécouter sans me soucier du sens, de retourner à la seule musique de smots et au travelling léger des images paysages défilant sur une route, métaphore d’un voyage infini.

je me le suis promis et je l’ai fait.

Et j’y suis retournée encore. Et encore.

Pour des allers/retours entre le son et le sens et n’entendant plus parfois ni le son ni le sens pour me réfugier sur les très belles images, toutes sobres et à la fois sources de métaphores. Les arbres, le défilement de la route de Jerusalem à Tel-Aviv et ses paysages, les détails des décors des appartements d’écrivains, les motifs dessinés du tissu d’un canapé semblent matérialiser l’évolution naturelle d’un séisme de la langue intime vers un destin tendu entre désert minéral et banalité vivante du quotidien.

C’est d’une place d’amoureuse de la langue et des langues que j’ai vu ce film, seule place d’où je puis m’autoriser à en parler et à l’écrire.

Telle qu’éclairée par Nurith Aviv,- dont le nom signifie avec bonheur « lumière de printemps » -, la problématique qu’elle déploie pour l’hébreu de langue sacrée/langue parlée semble un paradigme du rapport de l’écrivain ou de l’artiste à la langue intime qu’il investit passionnément avec toutes les valences d’amour vivifiant et de haine toute aussi féconde qui la traversent.

Rapport contraint, -ainsi en est-il tant de l’écriture que du sacré-, grave, solennel, déchirant où le son, souvent l’emporte sur le sens où le chant s’impose, inéluctable, obligatoire, où la prosodie et le rythme se font flux vital.

Rapport transgressif, courageux de ces écrivains et poètes qui s’attaquent et se saisissent du corpus de la langue sacrée si codifiée pour la manipuler, la glorifier, l’exalter, la violenter dans un corps à corps, à cœur et à cris, qui donne sens à leur trajectoire artistique et à leur vie.

A voir le film de Nurith Aviv, on a l’impression de « toucher », presque de profaner ce qu’est la création, ce « au commencement » entre amour et meurtre, indissociable de la transgression, vital.

Un climat de « scène primitive » dirait on dans un jargon psychanalytique peu adapté pour une œuvre si poétique. Ou plutôt un émouvant parfum de Matin du Monde qui recrée dans l’ appropriation de la langue sacrée que nous révèlent les poètes un nouvel univers traversé tout à la fois d’un souffle vital et des échos lointains ou proches de l’Apocalypse.

Nurith Aviv qui permit cette danse sacrée des poètes avec la langue offre dans ce film Langue sacrée, Langue parlée l’une des plus belles mises en scène documentaires qu’il m’ait été donné de voir, à partir de la langue sacrée, sur la relation de l’artiste à la langue de sa création.

Martine Estrade
21.10.2008

LANGUE SACRÉE, LANGUE PARLÉE

Film de Nurith AVIV

Pour plus d'info : http://nurithaviv.free.fr

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