Une utilisation particulière de la langue maternelle chez certains artistes : la création d’une « langue véhicule » riche en métaphores et en images



Communication à l’atelier « multilinguisme » du congrès des psychanalystes de langue française des pays romans, mai 2007, Thème du congrès la cure de parole, non publiée.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Dans un la consultation de psychiatrie d’un centre médical où les patients sont artistes intermittents du spectacle, j’ai été intriguée par une modalité constructive particulière à partir de la langue maternelle, le français, analogue à la création d’une langue véhicule dans laquelle le langage devient pur médiateur. Le point de contact de la réaction contre transférentielle, l’effet affectif est alors créé par la sensation. On pourrait parler d’un effet de coagulation du langage au profit de l’affect.

J’ai été frappée par la parenté de construction avec l’indonésien, une langue véhicule commune à 13OOO îles où se parlent 300 à 600 dialectes, apprise dès l’école primaire, langue riche en vocabulaire où les mots sont construits de façon métaphorique ( exemple mata hari, qui signifie le soleil, littéralement l’œil du jour) enfilés comme des perles , empruntés à des langues étrangères (on trouve dans un journal « difaitaccomplian » mettre devant le fait accompli) et où la syntaxe est minimale formant une langue poétique riche en images et en rébus.

Les patients artistes font déferler les métaphores en rafales poétiques et provoquent une relative sidération contre-transférentielle devant une langue touffue condensée, trop riche en images intégrant des néologismes et des mots de langue différentes, à la flexion verbale relative ou absente formant un discours anachronique où le rapport au temps est flou, anhistorique (difficultés pour les repères biographiques). Ils enfilent les mots mais il ne s’agit pas d’un discours maniaque. Plutôt d’un langage action, une sorte de « wording » par différenciation de ce que Danon Boileau nomme talking. Wording ou le langage peut se faire véhicule de scenari oniriques.

Une telle construction de « langue véhicule » semble par l’enfilage de mots pouvoir se déployer à l’infini dans une grande liberté. Une métaphore est une création originale porteuse de sens comme d’affect, elle apaise et constitue souvent un détour nécessaire pour que les intensités relationnelles ne soient pas trop fortes. La multiplication des métaphores produit à l’inverse, soit leur impuissance à fonctionner soit une saturation de l’écoute par excès d’intensité ôtant en partie l’effet pare-excitant. Cette « allégorie baroqueuse » produit une condensation ayant un effet sidérant, « effet bœuf » comme dit LDB. La nécessité de décoder leurs métaphores s’impose pour accéder à une rencontre incarnée, sortir d’un registre de fonctionnement à prédominance imaginaire qui les enferme. Mais elle ne peut être directe.

Le plaisir du patient artiste de construire la langue in statu nascendi est perceptible et transmissible, il y a un effet de séduction esthétique car construire sa langue donne un sentiment triomphal d’auto –engendrement. La concaténation d’images n’a pas forcément une valeur métaphorique. Mais elle prend une valeur représentative pour qui écoute et permet de faire fonctionner une ébauche d’illusion anticipatrice.

Le moment où le langage est sursaturé en métaphores et en images est proche de la logique des processus primaires des enchaînements oniriques, mais déjà cependant secondarisé ; Il y a une parenté avec le rêve, il s’agit d’une sorte de théâtre éveillé, de scenari dans l’échange.

L’interrogatoire biographique direct est souvent effrayant marqués par les traumatismes notamment les suicides familiaux et les morts violentes énoncées banalement, autre effet sidérant celui là moins esthétique qui fait accepter volontiers leur modalité défensive initiale ou par ce déferlement d’images et de métaphores ils substituent une autre réalité, liée symboliquement à la première, plus supportable, voire source de plaisir et séductrice, elle est choix contraint, mais auto engendrement enfin vivable. La possibilité d’un échange verbal d’allure conversationnel phatique est en général un progrès, une diminution de la défense en emprise séductrice.

Ces patients ne réagissent le plus souvent qu’à mes mimiques qu’à mes mimiques ou à mes gestes jamais à mes relances verbales, cherche à obtenir un effet régressivant, une jouissance du rire ou de l’émotion sous leur emprise dans une relation duelle. La dénomination « centre des artistes » prend une valeur identitaire et s’inscrit dans leur démarche et dans leur activité artistique sous le signe d’un auto-engendrement, c’est la famille néocrée souvent associée à al faiblesse ou à la défaillance de l’image paternelle.

Le discours, insolite qui fait souvent jaillir analogies et associations chez l’analyste. La saturation en métaphore ramène à une communication préverbale. Je respecte le plus souvent sans intervenir ce style conversationnel surréaliste.

Pour envisager la fonction tierce de la construction linguistique je ferai référence à cortazar, dans entretiens avec omar prego. Il parle de la nouvelle manuscrit trouvé dans une poche »

    « Je prenais le métro parisien où il se passe ceci de typiquement parisien qu’on évite de se regarder dans les yeux … je regardais donc la vitre et , dans la vitre , je voyais le reflet d’une femme assise en face de moi. Par moments elle regardait elle aussi et alors, nos regards se croisaient.L’homme et la femme ne peuvent pas en principe se regarder dans les yeux face à face mais ils peuvent très bien le faire à travers un vis à vis, sans s’en rendre compte et , ainsi le regard se croise

…ce qui comptait, c’était cette situation triangulaire qui s’instaurait (c’est moi qui souligne)

cortazar poursuit :

    « je me suis rendu compte que la seule fin possible pour cette nouvelle était une transgression, l’homme allait devoir transgresser parce que la femme l’intéressait et à partir de là c’est la catastrophe »

Cet exemple littéraire donne la mesure du rôle du reflet, de la métaphore dans la tiercéisation de la relation et rend compte de la nécessité frustrante de différer l’interprétation (la catastrophe, l’effondrement, la rupture, menacent). Mes relances verbales sont souvent ignorées sauf si je les formule en métaphores. La construction linguistique ou le scenario sert d’écran latéral à la fois transnarcissique et source d’un échange d’affect.

Chez de nombreux patients j’ai été frappée par la fréquence et l’intensité de la création linguistique de la situation d’énonciation de la consultation. Elle semble participer du processus d’autoengendrement artistique. Ces patients intermittents du spectacle ne se sentent exister que de façon intermittente et exclusivement par leur art. Ils imposent de respecter ce style pour entrer en relation avec eux sur un mode en miroir, d’allure conversationnel, indirect, où il est possible de jouer avec les métaphores proposées. Du moins est-ce ainsi que je suis parfois parvenue à créer un lien intermittent ou par cycle avec certains.

Comme d’ailleurs, les indonésiens, j’y reviens, ne vous demandent pas de maîtriser leur langue mais de la créer en leur présence par construction des mots avec un jugement de valeur positive sur votre capacité poétique. On emploie le terme de « langue de cuisine » pour des écrits indonésiens ce qui insiste bien sur la dimension manipulatoire, expérimentale et nourricière. La langue véhicule rappelle qu’aimer les langues c’est d’abord aimer parler. L’emprise séductrice qu’exerce la création linguistique par la voie du plaisir est source de liens et de représentations. Dont la formulation interprétative est souvent différée.

« La parole, dit Valere Novarina (écrivain, metteur en scène et peintre), est comme une danse d’attente qui attendrait la parole.

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