Atelier sur le corps



Conférence au CEFRI –Jung dans un atelier co animé par michel cazenave (poète, écrivain philosophe traducteur de l’œuvre de jung) et Kiran Vyas praticien de médecine ayurvédique), le 13 mars 2006.
L’enregistrement de l’atelier des trois intervenants est diffusé par la médiathèque du Cefri-jung.

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Réflexions sur la peau, la parole et l’interdit du toucher dans l’analyse

A partir du modèle physiologique de la peau, je développerai une réflexion sur la parole dans l’analyse et la fonction symbolique de l’interdit du toucher. La parole, en effet est, dès l’origine et toute la vie durant, crucialement liée au toucher et aux sensations qu’il provoque. Et l’ectoderme permettra de construire une enveloppe symbolique des mots. Ce cheminement reproduit celui de ma formation dont il constitue l’après-coup actuel : médecin puis psychiatre puis psychanalyste avec une connaissance personnelle et non professionnelle des techniques de massage. La pratique de celle ci comme celle de l’écriture contribuent à me convaincre de la nécessité impérieuse de rester vigilante à la sensorialité spontanée de la séance analytique. Mon énonciation requiert un travail sur la forme, en miroir de celle de l’analysant pour que ma parole puisse toucher, qu’il y ait rencontre. Sans quoi elle courrait le risque d’être dérive conceptuelle sans ancrage dans le vécu perceptif aboutissant à un fonctionnement perverti et mortifère de la parole, pure projection sans rencontre.

Il s’agit d’envisager la fonction psychique de l’interdit du toucher mais également, les formations substitutives mises en place par le psychisme lorsque cette fonction, vitale, du toucher (et donc secondairement de son interdit) est défaillante ou impossible dans les premiers soins maternels. Je donnerai une place particulière à un symptôme qui en découle fréquemment, la phobie du toucher. Il m’a paru intéressant, pour éclairer mon point de vue de saisir quelques exemples de toucher et de mise en fonctionnement de son interdit du toucher dans les textes spirituels de la culture judéochrétienne, culture dans laquelle est apparue la psychanalyse, culture en dehors de laquelle elle ne s’exporte pas facilement faute d’un travail sur les codes symboliques ordinairement d’origine spirituelle.

La peau, surface de relation du moi avec le monde extérieur permet également l’échange avec un public pluridisciplinaire. Pour ne pas restreindre celui-ci , je tentera d’éviter autant que possible les termes « techniques ». Peau et représentation ne sont pas dissociables : le tatouage, les démarches esthétiques banales mettant en scène le corps, comme la parure et le maquillage sont dépositaires du témoignage, de l’inscription d’une histoire, de fantasmes personnels traduisant les théories sexuelles infantiles et s’inscrivant dans les symboles culturels, d’une mise en scène psychique. Parer, décorer son corps est toujours un acte symbolique et de civilisation

Lorsque la parole échoue, la peau peut se trouver déléguée à cette fonction effigique, testamentaire, identitaire de la mise en scène psychique dans une construction esthétique à potentiel mortifère. J’évoquerai aujourd’hui la peau animée du toucher réel ou virtuel historique ou actualisé, toucher codifié par l’analyse et la culture, peau animée organisatrice de la sensorialité et en permettant le dépassement dans la pensée, la parole et la spiritualité.

Si la peau dans la vie culturelle et dans l’art révèle les rapports que chaque espèce nourrit avec la représentation humaine. Elle est de plus inspirante pour la pratique de la psychanalyse, obligeant à la prise en compte du fait que la vie psychique a pour base les qualités sensibles et deviendrait mortifiée et mortifiante de n’être que langage clivé de la corporéité.

Physiologie et clinique de la peau

La peau est un modèle vivant, abouti, possédant une intelligence vertigineuse et insoupçonnée. Elle tire de son origine embryologique commune avec le cerveau, l’ectoblaste une gemellarité nostalgique avec lui. Unis par des connexions anatomiques étroites entre cellules nerveuses et cellules cutanées peau et cerveau produisent, comprennent et contrôlent les mêmes messages, signaux physiques de l’influx nerveux, chimiques des neuromédiateurs.

De tous les organes sensoriels c’est le plus vital, on ne peut survivre amputé d’une quantité importante de peau si l’on peut vivre aveugle ou sourd.

Enfin le toucher est le premier sens à apparaître, au 8è mois de la gestation, et, de surcroît, il apparaît par les fibres sans myéline, dites de la tendresse, sensibles au toucher léger et aux caresses, à conduction lente non réceptrices aux coups et aux brûlures. Le nouveau né peut donc, dès sa naissance sentir les caresses et l’affection avant le toucher informatif. Que le primat du contact affectif par la peau soit physiologiquement à l’origine de la totalité du développement sensoriel du nouveau né, voilà une notion dont on oublie sans doute l’importance

Le cerveau se réfugie dans la boite cranienne mais la peau, étalée sur toute la surface corporelle, se livre , sans possibilité de se soustraire et sans fermeture , aux sensations de l’environnement, au regard de l’autre , à la relation avec lui par le toucher gestuel ou celui symbolique des émotions. Cerveau périphérique, elle renseigne l’autre et sur l’autre également en permanence. Un clinicien averti saura reconnaître sur elle l’évolution d’une maladie, la tolérance d’un traitement, une orientation diagnostique. La peau ne ment pas. La chirurgie esthétique achoppe sur la peau que cela soit pour la qualité de la cicatrisation ou l’aspect de jeunesse et prend toujours le risque d’un aspect construit déréel et discordant si l’age de la peau et celui des formes reconstruites sont trop différents.

Et pourtant, paradoxe de cette toute-puissance reconnue dans la pratique, la peau sous l’angle biologique ou médical n’est valorisée ni par la science ni dans l’opinion ou induit un voile sur la théorisation.

Si son aspect érogène n’est pas étranger au voilement de la curiosité théorique qu’elle devrait susciter, l’ampleur de l’évitement montre que, la science n’échappe peut être pas au puritanisme méthodologique et à l’interdit culturel du toucher, ou se cantonne aux modèles simples qu’elle peut expliquer sans trop d’empirisme ce qui est inquiétant pour la qualité de sa curiosité. Le traité de physiologie de G Pocock et C. Richards (Masson 2OO4) cite à peine le toucher, la peau a failli ne pas être mentionnée et, est-ce un effet de l’interdit culturel, le toucher ne figure pas à l’index final des matières où se trouvent audition, vision , goût et odorat. L’oubli concernait également le traité français de phsysiologie médicale de Guyton (1996).Oubli qui se retrouvera au dictionnaire de la psychanalyse de alain de mijolla, il consacre un court chapitre écrit par anzieu à la peau, rien au toucher, ni à l’interdit du toucher.

Et pourtant l’habile échelonnement de l’hypoderme et du derme vers l’épiderme, insensible et continu fournit un modèle scientifique qui ouvre à des représentations biologiques et métaphoriques fécondes. Tissu de renouvellement extraordinairement rapide (moins d’un mois) les cellules se vident de leur contenu au fur et à mesure de leur trajectoire en un lent déplacement vers un système défensif lequel n’est pas infranchissable puisqu’il ne cesse son renouvellement. La kératine qui consolide les unités parvient à ne pas toucher à leur souplesse. La surface n’est pas frappée de mort, elle ne fait qu’achever la dynamique de la vitalité et du rajeunissement, tandis que les terminaisons nerveuses , celles du « cerveau étalé » , son jumeau embryonnaire, restent à l’abri dans le derme mais toujours sensibles. Alors que tous les organes (cerveau, cœur, poumons, reins) sont en eux mêmes insensibles (s’ils sont altérés la peau prend en charge leur douleur et ils ont recours à la peau pour se représenter en un territoire cutané proche ou lointain, la peau, s’offre en demeure aux cellules spécialisées aux nom bien choisi de récepteurs (température, pression, surface lisse ou rugueuse, douleur) et avoue sa sensibilité immédiate aux moindres écarts de l’environnement interne et externe. Les autres systèmes sensoriels restent à distance de ce qui les a stimulé tandis que le tact supprime la distance lors du toucher et la rétablit par un effet de temps, au bout d’un certain temps de pression, on ne sent plus rien défense que ferenczi reprendra dans le journal clinique « parler avec le corps c’est comme l’hystérie ». Le toucher s’associe à l’emprise pour aboutir à la représentation ; l’art qui a besoin de la concrétisation en fournit un modèle expérimental.

Puisque la peau ne peut se soustraire à ce qui la stimule le toucher, dès lors qu’il est civilisé est toujours codifié, pour éviter sa violence destructrice virtuelle.

La peau est un premier langage qui révèle en même temps qu’elle dissimule « je le vis, je rougis, je palis à sa vue « de Phèdre, traduit le débordement émotionnel la proximité du geste (dans la pâleur le sang reflue pour se préparer à s’enfuir et irriguer le cœur) En dehors du registre de l’économique et de la quantité la peau ne trahit pas mais se contente d’animer la communication intersubjective.

Les écrivains n’ont pas hésité, eux, à lui faire honneur. Pour Diderot (lettre sur les sourds et les muets) le toucher est le sens le plus profond et le plus philosophe.

Et Paul valéry d’énoncer « ce qu’il y a de plus profond en l’homme c’est la peau » « Et puis moelle, cerveau, tout ce qu’il faut pour sentir, pâtir, penser… être profond, ce sont des inventions de la peau ! nous avons beau creuser , docteur, nous sommes « ectoderme » ( Valéry, la pléiade, tome 2, 215-216)

Le cinéma aussi utilise la peau et les stigmates pour dire la vérité de l’âme et exprimer sa détresse et sa quête de l’autre. Dans le film l’exorciste, sur la peau du ventre de la petite fille écumante de rage et possédée du démon apparaissent des stigmates inscrivant « help me ». Et je tiens de michel cazenave l’information que les stigmates de crucifixion de saint françois d’assises lorsqu’il se sentait en détresse, rejeté dans sa foi correspondaient à ceux de l’iconographie de son époque alors qu’il était attesté que les romains ne crucifiaient pas ainsi.

Hier je découvrais par hasard dans la revue canopée de nature et découvertes l’œuvre d’Isabel Munoz une photographe argentine de l’agence vu qui photographie les corps dans la danse, tango, flamenco ou salsa. Je la cite « je ne photographie pas les regards, ce sont les corps qui disent les sentiments »

Et le dernier mot de la scène culturelle, je le laisserai, comme l’avait fait viviane thibaudier ici même, dans sa jolie et inspirante conférence sur « mystique et perversion », à la chanson populaire et à edith piaf, quand on aime quelqu’un on l’a « tellement dans la peau »

En psychanalyse : dans la continuité de Freud, la notion de Moi-peau de Anzieu

Freud obéissait implicitement à un interdit du toucher qu’il ne théorisait pas. Après s’être intéressé à la notion de zones érogènes, il est dommage qu’il n’ait pas théorisé plus loin le toucher.

Freud souligne cependant que « n’importe quel autre endroit de la peau ou des muqueuses peut servir de zone érogène et doit, par conséquent posséder une aptitude à cela ». L’adulte qui refoule sa génitalité peut élever au rang de zone érogène n’importe quel endroit du corps. Avec l’introduction du narcissisme, Freud va ajouter un élément important à la théorie des zones érogènes en la mettant en relation avec la libido du moi. « Nous pouvons nous décider à tenir l’érogénéité pour une propriété générale de tous les organes ce qui nous autorise à parler de l’augmentation ou de la diminution de celle-ci dans une partie déterminée du corps. A chacune de ces modifications de l’érogénéité dans les organes pourrait correspondre une modification parallèle de l’investissement de la libido dans le moi » (1914c) Le retrait de la libido dans le Moi et dans l’investissement des organes comme zones érogènes devenues douloureuses est à la base de l’hypocondrie. L’amélioration de celle-ci dans les pratiques de massages en asie est probablement concommittente de modifications de l’équilibre narcissique.

L’érotisme issu des zones érogènes est polymorphe chez l’enfant puis s’unifie, sauf chez le pervers, sous le primat des zones génitales. Par conséquent le pervers aussi exprime à sa façon, à travers sa peau sa quête de relation à l’autre.. En fonction de l’infinité potentielle des transformations de pulsions issues des zones érogènes, toute espèce d’activité humaine est susceptible d’en découler. La théorie psychanalytique des zones érogènes est sous l’égide de l’autoérotisme (pulsions partielles issues de ces zones dirigées vers l’objet). Il est cependant impossible de dissocier l’émergence de ces zones érogènes multiples des rencontres, génératrices de plaisir avec l’objet et notamment du contexte des soins maternels et des rencontres objectales ultérieures. Sans doute durant toute la vie.

Aux failles du Moi et de la parole, correspondent souvent des altérations de la peau physique : irritation d’un eczéma, réaction d’un urticaire, carapace d’un psoriasis, inscriptions diverses esthétiques ou somatiques. Il n’est pas inintéressant que la peau traduise le lien intuitif entre ces deux dimensions humaines de la pathologie somatique et de l’esthétique souvent réactions alternatives au traumatisme.

Les principales pulsions (attachement, libido, destruction) sont mobilisables par la peau. Dans les trois essais, Freud, dans sa conception des pulsions partielles polymorphes fait de la peau une zone érogène spécifiquement excitable par le couple sadisme/masochisme.

Il faut rendre hommage au travail de D. Anzieu dans son livre le Moi-Peau (1985) d’avoir théorisé de façon riche et métaphorique, à partir du modèle de la peau, la question des enveloppes psychiques, du contenant, des frontières, des limites dans la perspective psychanalytique.

Anzieu admet comme les physiologistes que sont des fantasmes cutanés qui habillent le Moi naissant du bébé d’une figuration imaginaire, lesquels mobilisent ce qu’il y a de plus profond en nous et qui est notre surface. Le développement des autres sens est lié à la peau, surface fantasmée originaire. Anzieu s’étonne : la sensibilité tactile est première. Le rôle de la peau soit minimisé ou ignoré dans le développement du psychisme.

La naissance par les voies naturelles peut être envisagée comme une expérience de massage de tout le corps, de frottement généralisé au cours des contractions maternelles et de l’expulsion, tous contacts qui stimulent les fonctions respiratoires et digestives et doivent être suppléés en cas de défaillance (secousses, bains, chaleur, massages). La peau agit donc comme un primat structural pour tous les autres sens.

Freud (1923) souligne que le toucher est le seul des cinq sens externes à être réflexif : qui touche est touché. C’est sur le modèle de la réflexivité tactile que s’organisent les autres réflexivité sensorielles (s’entendre, émettre des sons, humer son odeur, se regarder dans le miroir) et la réflexivité de la pensée.

L’interdit du toucher en psychanalyse

Ainsi que le souligne Anzieu, Freud n’a découvert la psychanalyse ( le dispositif de la cure, l’organisation oedipienne des névroses) qu’après s’être implicitement assigné dans sa pratique l’interdit du toucher , sans toutefois en produire la théorie. Il est possible que sa phobie de la musique « qu’on ne pouvait pas comprendre » ait correspondu à un analogue de phobie du toucher par l’enveloppe sonore auquel il substituait un toucher par la symbolique des mots. Nous sommes en tant que pratiquants de la psychanalyse héritiers de cela et nous devons le penser dans ses différentes implications et résonances.

Le moi est, selon Freud (le moi et le ça 1923) une surface, celle de l’appareil psychique, et la projection d’une autre surface (celle du corps). Pour qu’advienne un fonctionnement propre à un moi psychique différencié avec le moi corporel et articulé avec lui par un système de représentation , celui de la pensée, il est nécessaire de renoncer sous l’effet du double interdit du toucher au primat des plaisirs de peau puis de main, en transformant l’expérience tactile concrète en représentations de base sur le fond desquelles des systèmes de correspondances intersensoriels peuvent s’établir à un niveau d’abord figuratif qui maintient une référence symbolique au contact et au toucher , puis à un niveau abstrait , dégagé de cette référence. A partir de ce trajet théorique idéal surgiront des questionnements cliniques issus des apories et avatars du cheminement originaire.

La reconnaissance d’un interdit du toucher nécessaire dans la pratique psychanalytique n’autorise cependant pas la réflexion psychanalytique à perdre de vue le constat clinique que la vie psychique a pour base les qualités sensibles de son enveloppe corporelle et oblige justement à envisager les questions connexes en jeu. Interdire implique de donner forme à la représentation.

Ainsi, quels seraient les effets, selon les modes d’organisations de l’économie psychique des stimulations tactiles : restauration narcissique, excitation érogène, violence traumatique ? En quoi consiste le jeu des interactions tactiles dans la communication primaire, et la répétition d’un tel jeu serait elle nécessaire, inutile, bienfaitrice, dommageable ? Qu’adviendrait –il d’un sujet qui ne pourrait , fut-ce par des moyens de substitution comme l’enveloppe sonore des mots, ou peut être même celle du silence et de la respiration de l’analyste reconstituer dans la cure le « moi-peau » qu’il n’a pu construire ? L’injonction le dépasser dans un moi pensant ne serait-elle pas pour le moins paradoxale ? L’interdit du toucher dans la pratique n’est fonctionnel pour la cure que dans la reconnaissance du primat, originaire, structural et structurant pour les autres sens et le psychisme, du toucher. L’interdit du toucher en est une des formes de reconnaissance

La médecine n’échappe pas à une réglementation du toucher, la main qui touche reste médicale, clinique, se veut non érogène, fut ce celle de Charcot palpant les hystériques de la Salpétrière. Aux rencontres de la photographies d’Arles , une vidéo montrant sans légende initiale ,un examen médical du sein par palpation , d’où s’absentaient, donc, le désir et la relation intime produisait un effet bizarre, mortifère , qui révélait bien que le toucher médical n’est pas un toucher de la vie quotidienne. Freud , à la suite du premier rêve de son autoanalyse, celui de « l’injection faite à Irma » (injection faite à la légère d’un produit dont la composition ternaire se rapporte à la chimie sexuelle et à l’origine des symptômes somatiques de la patiente) a entendu l’avertissement , renoncé à l’échange tactile au profit du seul échange langagier (en dehors de la poignée de main initiale et finale qui n’est d’ailleurs pas sans importance clinique pour fonder la réalité de la relation) et fondé son dispositif (1900) sous le signe implicite de l’interdit du toucher.

L’interdit du toucher rend alors possible la découverte de l’interdit oedipien qui prohibe l’inceste et le parricide. Mais ce, parce qu’il reprend sur un plan nouveau, symbolique, ce qui s’est échangé antérieurement dans les échanges visuels et tactiles. Donc à supposer que ces échanges structurants aient eu lieu ou puissent s’étayer sur une sensorialité de la séance suffisante qui respecte à la fois l’interdit et la nécessité de correspondances sensorielles et symboliques avec le toucher.

Chaque patient, bien sûr pourra mettre cet interdit du toucher au profit de l’analyse comme de ses résistances à l’analyse . Les patientes hystériques de Freud cherchaient le rapprochement physique et pouvaient refuser la distance requise pour que s’instaure une relation de pensée, un espace psychique, un dédoublement du moi en une partie auto-observante. Les névrosés obsessionnels peuvent s’engouffrer ainsi dans leur tendance à maintenir la relation d’objet à distance, et consolider le clivage moi psychique/moi corporel, l’érotisation de la pensée, la phobie du contact, l’horreur d’être touché. Dans le registre des névroses chacun peut utiliser le cadre pour changer ou ne pas changer, ainsi en est il de la vie quotidienne de l’analyse.

La situation peut être plus grave , en revanche chez certains états-limites ou personnalités narcissiques favorisant le retrait du moi, la fuite dans l’imaginaire, la haine de la réalité, les conduisant à une position schizoide, maximisant la distance et l’absence d’engagement dans la névrose de transfert ou favorisant une sorte d’ hypocondrie analytique, activité de pensée langagière clivée qui tourne à vide et se détache tant de la vie quotidienne que de la relation analytique devenue pure projection, sans recours pour le désespoir à vivre.

Dans certains cas, un travail en face à face maintenant l’interdit du toucher mais établissant un toucher symbolique et sensible sous forme de dialogue visuel, posturo-tonique, mimique, respiratoire peut permettre à ces patients d’introjecter ainsi un moi-peau contenant d’où émergeront figures et représentations. La multiplication des contacts : enveloppe sonore, mots qui touchent, dialectalisation du langage pour retrouver des mots pleins et imagés articulés à l’énonciation du patient, au récit, à la histoire, à la diachronie de la rencontre, mimesis de gestes, postures, mimiques traduisant le fait que le thérapeute est « touché » par le récit du patient (le terme est le même), intonation, mise en scène minimale de la séance réalisent des équivalents symboliques des contacts tactiles défaillants et nécessaires.

L’élaboration de ce travail a attiré mon attention sur ces équivalents symboliques des contacts tactiles manquant utilisés par les patients eux-mêmes tant dans leur cure que dans la vie. Le toucher, qui est vital est à l’origine de formation substitutives mettant en scène les autres sens quand il est interdit ou trop excitant et phobogène.

Un peintre, Cézanne dont les biographes rapportent la phobie du toucher a semblé compenser par la captation visuelle et la reprocuction de la minutie de détails attaché à la saisie de la campagne aixoise l’impossibilité du toucher de la peau maternelle. Une telle substitution du toucher par la captation des détails visuels est un phénomène qu’il m’a été donné de relever plusieurs fois chez des patients peintres dont le toucher se voulait uniquement visuel et se répétait sur le même thème de retrouver et manquer son objet.

L’interdit de toucher et d’être touché est maintenu s’il s’agit de psychanalyse, sinon , à mon sens il ne s’agit pas de psychanalyse. Mais il va de pair avec la reconnaissance de la nécessité de trouver les formes d’un toucher symbolique et d’une présence sensible.

J’ai relevé quelques exemples autour du toucher et de son interdit dans les textes spirituels. Dont la fonction est d’être l’enveloppe culturelle pour chaque membre de la communauté concerné par une tradition.

La psychanalyse est née dans la culture occidentale marquée par la culture chrétienne. Les textes concernant le toucher et son interdit que j’ai trouvé sont issus du nouveau testament, l’ancien testament mettait davantage l’accent sur l’interdit de la représentation. Je suis preneuse de ceux de tous les systèmes spirituels. Dans la tradition chrétienne, l’interdit du toucher christique est explicite : « noli me tangere », ne me touche pas, dit le Christ ressucité à la Madeleine, à laquelle il apparaît en premier. Dans la traduction dite œcuménique de la Bible parue aux éditions du cerf la traduction retenue est « ne me retiens pas « et, en bas de page figure la note: « Jésus entend signifier à Marie que le changement qui s’opère en lui en fonction de son passage auprès du Père va entraîner un nouveau type de relation ». L’interdit du toucher est mis en rapport avec la séparation de l’objet aimé et l’abandon du langage gestuel pour une communication spirituelle. Le Verbe s’est fait Chair puis la Chair est redevenue Verbe lors de la résurrection. Tous les évangélistes signalent la rencontre de Jésus ressucité avec Marie de Magdala, L’évangile de Jean, qui se consacre à la parole « et le verbe s’est fait chair », est le seul à rapporter l’injonction interdictrice de Jésus. L’interdit du toucher est opposé à une femme qui croit déjà (marie de magdala)

Toujours selon l’évangile de Jean , le Christ ordonne, reprenant ses termes, à Thomas incrédule qui affirmait ne pas croire « tant qu’il n’aurait pas vu celui-ci de ses yeux ni touché ses plaies de ses doigts » , c’est à dire qui demandait pour croire une présence sensible qu’on puisse palper, toucher, explorer, : « avance ton doigt ici et regarde mes mains, avance ta main et enfonce là dans mon côté » il ajoute « parce que tu m’as vu, tu as cru, bienheureux ceux qui, sans avoir vu , ont cru » établissant une équation symbolique entre le toucher et la vue, dissociant la croyance en la parole de l’expérience sensorielle, particulièrement de celle du toucher mais après avoir accordé cette présence sensible et reconnu sa nécessité inhérente à la détresse humaine de l’apôtre.Thomas signifie « jumeau » , jumeau humain soumis à la détresse fréquente de la nécessité de la présence sensible. Bienheureux qui peut s’affranchir du toucher pour croire mais, même dans l’évangile, ça n’est pas à la portée de tout le monde même apôtre.. Jésus ne dit pas à Thomas« parce que tu m’as touché tu crois », C’est la condescendance du Christ à réapparaitre, à répondre par une qualité de présence sensible, à l’apôtre incrédule qui a touché la foi de ce dernier, pas le toucher des plaies, mais la rencontre avec la personne totale signifiée par la vue.

Le toucher existe lors des miracles, il est prescrit analogue à un toucher médical, dégagé du primat du principe de plaisir et respectant l’interdit du toucher. Utilisé par le Christ pour rendre ou convaincre la foi,il est animé d’un dessein. Exception au toucher « ordonné » du Christ : l’évangile de Marc, relate le cas de la femme qui souffrant d’hémorragies depuis 12 ans, s’est ruinée en remèdes sans amélioration et se meurt. En désespoir de cause elle s’en remet au Christ sans autorisation ni demande, elle surgit par derrière lui dans une foule et c’est son vêtement qu’elle touche, enveloppe symbolique. De ce toucher, l’hémorragie cesse et elle guérit Elle se disait, nous rapporte l’apôtre« si je parviens à toucher seulement son vêtement, je serais sauvée ». le Christ se rendant compte qu’une force était sortie de lui se retourne dans la foule et demande « qui m’a touché ? » Les disciples lui répondent « tu vois bien la foule qui t’écrase et tu demandes : « qui m’a touché ? » mais il regarde tout autour pour savoir qui a fait ce geste. La femme confuse avoue et se jette à ses pieds. Femme impure dans la religion juive puisqu’elle saigne, elle a osé toucher le Christ. Lequel lui réponds « ta foi t’a sauvée, va en paix et sois guérie de ton mal ». Ce passage qui met si bien en scène par la trangression, l’interdit du toucher, -quoiqu’il souligne, comme souvent dans Saint Marc que seule compte la foi, non le miracle et les coutumes-, est souvent exclu dans la lecture liturgique c’est le passage supprimé dans la "lecture brève" officielle considéré, de façon déroutante comme optionnel. La partie conservée de ce texte est le miracle suivant, classique, ou le christ saisit la main d’une enfant de 12 ans morte (âge où elle devrait pouvoir transmettre la vie là où l’autre cessait de le faire) et, ce faisant la ressucite ordonnant, non pas une prière, mais « de la faire manger », reconnaissance, là encore, de son besoin d’être touchée par les nourritures terrestres et de ne vivre pas seulement d’être un être de parole. La femme impure qui touche le manteau à la dérobée et donne l’occasion de formuler à la fois l’interdit du toucher et la valeur seule de la foi est souvent « occultée » officiellement de la lecture. Il m’a paru important de noter qu’elle ne le touchait que symboliquement (seulement son vêtement) et que cela suffisait à la matérialisation de la guérison (« le christ sentit qu’une force était sortie de lui »)

Il peut exister un refoulement culturel et individuel supplémentaire lié au toucher dans le fait d’occulter certains passages de l’Ecriture, ou d’oublier dans la lecture les détails terrestres.

Serions-nous plus divins que le Christ pour exiger des patients qu’ils se passent totalement de notre présence sensible sans reconnaître qu’une telle chose est impossible et que cette demande induirait une distorsion perverse du fonctionnement du langage mis en scène dans un tel manque perceptif. Le refoulement concernant le rapport au toucher dans la tradition spirituelle n’est pas sans inspirer ceux que nous imprimons en psychanalyse lorsqu’il est question d’autre chose que du langage.

Il s’agit également de ne pas oublier le plaisir du toucher, y compris celui des mots et l’envie qu’il suscite. Christian David soulignait que si dans l’analyse quelqu’un est poète c’est plutôt l’analysant et qu’une part de la libido interpretandi de l’analyste qu’il devrait parfois retenir est issue de la jalousie devant celui qui savoure sa place d’analysant et le plaisir d’un corps à corps charnel avec les mots. « Non seulement dans son principe mais tout au long de son développement illimité, la parole procède de ce qui l’excède » souligne C. David. Lequel insiste sur la différence entre les interprétations qui procèdent du processus artisanal, dont la conception précède l’exécution et celles plus rares, qui participent du processus artistique en ce que leur exécution précède leur conception même. On pourrait dire que ces dernières procèdent d’une perméabilisation brutale du Moi-Peau de l’analyste en contact avec les formations psychiques inconscientes de l’analysant.

La perversion du langage : un langage sans toucher

On évoquera les correspondances de certains écrivains dangereuses boucles narcissiques, journal intime passionnant pour le lecteur pour l’ouverture sur le psychisme de l’auteur mais relation traduisant un déni d’existence total pour la correspondante. Ainsi, les femmes fantasmées et forgées dans l’écriture étaient fuies dans la vie figée de Kafka. Édifier par les mots un rempart en forme d’abri contre la vraie vie et la présence, qu’il ne supportait pas, telle était la tâche assignée à sa correspondance.

(R. Barthes, 1977), avant l’heure de la cybernétique et au temps de la passion lacanienne pour le langage soulignait déjà dans Le plaisir du texte.

« Puissance du langage : avec mon langage je puis tout faire : même et surtout ne rien dire. Je puis tout faire avec mon langage mais non avec mon corps. Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit. Je puis à mon gré modeler mon message, non ma voix. »

On songe à ces analysants échoués en deuxième ou troisième ou nième tranche ou rencontre analytique , hypocondriaques chroniques d’une maladie analytique victimes de fiction narcissiques . la diversité de la personnalité dans ses multiples facettes s’efface au profit d’un personnage condensé , tel un personnage de rêve énonçant un discours désarticulé des perceptions sensorielles, ayant de ce fait perdu toute capacité à l’étonnement. Sans rencontre de l’inconnu de l’autre dans sa corporéité , a l’origine de ce fait d’un sentiment de vide , le récit tourne en une boucle narcissique et désanimée.

Nietsche, dans zarathoustra, disait « je ne croirais pas en un dieu qui ne danserait pas » obligeant à la rencontre avec l’inconnu de l’autre jusque dans sa corporéité.

La violence de l’interprétation, la reviviscence imagoïque et les mécanismes défensifs du Moi-Peau

La confrontation à l’inconnu de l’autre dans sa corporéité, par le toucher symbolique peut cependant être source d’ une blessure narcissique en réactivant la détresse originaire telle que l’a conceptualisée Piera Aulagnier.

Piera Aulagnier (1979) souligne dans son livre « la violence de l’interprétation » la dissymétrie entre le patient et le psychanalyste , entre le nourrisson et son entourage, et insiste sur la dépendance première , la « détresse originaire » (Freud 1895) auxquelles sous le fait du processus psychanalytique le patient régresse. Situation de blessure narcissique quotidienne de l’analyse à laquelle Marthe Coppel consacrait récemment un article sous le titre « le grotesque du transfert ». P. Aulagnier dénomme »violence de l’interprétation » la violence psychique fondamentale liée à la conjonction du mystère sonore et de l’impuissance séméiotique à l’origine d’états entre douleur et colère , dépendance de plus en plus mal supportée à une mère « porte parole ». Cette détresse peut être réactivée dans l’analyse, -à fortiori lorsque le langage est pour le patient clivé des affects-, actualisant alors dans le moi psychique naissant l’imago de la mère persécutrice à l’origine de fantasmes effrayants.

Cette reviviscence du lien imagoïque induit des mécanismes de défenses inconscients opposés au déroulement du processus qu’Anzieu décrira longuement dans le Moi-Peau : démantèlement bloquant le dynamisme intégrateur des sensations, identification projective, clivages multiples de l’objet en fragments de soi et de l’objet lesquels s’éparpillent dans un espace nébuleux qui ne saurait avoir une valeur transitionnelle, ceinture de rigidité ou d’agitation motrice ou souffrance physique constituant une seconde peau psychotique, carapace narcissique, enveloppe masochique suppléent en le masquant au moi-peau défaillant. Toutes ces défenses précisément décrites par Anzieu dans l’exposé d’une clinique riche sont inspirées, de façon métaphorique, du fonctionnement défensif de la peau blessée, attaquée.

Dans la société occidentale, la notion même que la parole soit issue d’un contact de peau vécu parfois comme infamant, à fortiori quand il a été défaillant peut être une blessure narcissique.

Une telle réalité n’est sans doute pas étrangère au danger dans l’analyse des situations radicales ou l’interdit du toucher n’a plus la valeur symbolique d’un interdit, mais est clivage, désymbolisation. Qu’il s’agisse de passages à l’acte avec toucher effectif abusif transgressif ou de mise à l’écart du toucher sous forme de déni et du « tout langage »négligeant le rôle de la sensorialité par investissement du mot pur signifiant , vidé d’affects. Toucher transgressif , langage vidé de sensorialité sont des formes de déni de l’interdit du toucher

Le langage clivé génère la violence destructrice sur soi et sur l’autre. Les sérials killers et les délinquants sexuels seraient de façon constante, dans certaines études américaines, des phobiques du toucher chez qui le seul toucher possible serait le meurtre pour ne pas être tués. On imagine assez bien que le Moi-Peau soit défaillant chez les délinquants sexuels. « Avant ma perte sensorielle, je ne pense pas que j’aurais été capable d’assassiner ainsi…c’est le corps qui rend gentil et plein de compassion » énonce le tueur d’un roman d’A Nothomb, journal d’hirondelle.

Maintes défenses psychiques s’inspirent des défenses normales ou pathologiques de la peau à l’origine donc de notre survie psychique. Ainsi, la carapace d’insensibilité en face du sadisme lors d’une agression sexuelle infantile décrite par Férenczi dans son Journal Clinique (« penser avec le corps c’est comme l’hystérie ») .La régression des psychismes spécialisés aux forces psychiques primaires suit ici le modèle de la peau, la prolongation du contact auquel on ne peut échapper augmente la distance perceptive par annulation de la sensation. L’auteur souligne l’intelligence surprenante de l’inconscient dans les moments de grande détresse, danger de mort ou agonie, cette intelligence prend souvent la forme de la réponse cutanée.

Dans le silence de l’analyste, son intonation, l’enveloppe sonore des mots dans les paramètres du cadre qu’il maintient s’établit aussi une communication non verbale, « la musique de la séance » qu’il importe de considérer avant de s’aliéner de façon litanique et non inspirée aux mots seuls de l’énonciation mutative ou non qu’il aura formulé. Ne pas accepter de séparer le langage de sa corporéité, de son emprise sensorielle, envisager celle-ci comme actant en représentation dans l’analyse semble la voie nécessaire pour respecter et mettre en scène dans sa véritable valeur, symbolique, l’interdit du toucher sans lequel il n’est ni analyse .ni aucun processus thérapeutique ou civilisateur.

Bibliographie

ANZIEU D. (1985) Le moi- peau, Paris, Dunod

AULAGNIER P. (1979) Les Destins du plaisir, Paris, PUF

BARTHES R. (1977), Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil.

CASTORIADIS-AULAGNIER P.(1975) La violence de l’interprétation, Paris, PUF

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