Psychanalyse et Tango : inspiration, analogies et métaphores



Communication présentée au festival vertige Tango de l’association Mordida de tango, avril 2009 sera publiée dans la revue de l’association, « la morsure déchaînée »

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Il est toujours important de préciser de quelle place, de quelle pratique l’on parle. La mienne est d’être psychiatre et psychanalyste, écrivain occasionnelle, d’avoir eu une formation universitaire de linguistique et de danser le tango depuis quelques années à titre amateur.

Lorsque j’ai évoqué à des amis psychanalystes mon idée d’envisager la séance analytique comme un tango, j’ai provoqué un sursaut cybernétique ou présentiel. Le comme avait disparu de l’écoute ou de la lecture d’un mail. J’aurais pu proposer à des peintres ou plasticiens la séance analytique comme construction d’un paysage ou d’une forme ou à des photographe comme construction d’un rapport singulier à la perspective et au déplacement, ça eût sans doute fonctionné comme enjeu réflexif, il ne s’agissait pas de « psychanalyse appliquée » dont je refuse l’idée, l’artiste n’étant pas mon analysant, mais d’inspiration réciproque à l’aide d’analogies et de métaphores visant à faire varier les points d’angles tout en restant chacun sur son axe indépendant, idée centrale dans la danse et le tango.

Bref, de garder à la réflexion sur la pratique équilibre et mouvement tout en la portant au delà de ses limites, ce qui est l’étymologie de la métaphore, méta- phoros « porter au delà ».

Il n’est donc pas question d’opposer deux formes « canoniques », chacune source de passion sacrée et d’idéalisation pour ceux qui s’y adonnent, la séance d’analyse et le tango. L’une et l’autre sont très singulières. Il est encore moins question d’établir une équation entre elles, mais plutôt d’envisager en quoi le tango, depuis que je le danse a créé une inspiration, un souffle dans la pratique psychanalytique et psychiatrique, permanente, à laquelle je consacre la plupart de mon temps et de quel ordre qualitatif a été cette inspiration, ce parfum nouveau dans mon cabinet.

Pas question non plus d’hybrider la forme de la séance, son cadre qui à la façon d’une contrainte d’écriture ou d’un code de la danse donne la liberté au mouvement qui s’y déroule.Le seul hybride en scène dans la séance, protégé par le cadre, c’est l’inconscient. Et, pour qu’il n’y ait pas de confusion, je l’énonce d’emblée, la séance d’analyse n’est pas un tango si la réflexion sur le tango peut la nourrir.

Je suis de formation freudienne, c’est à la Société Psychanalytique de Paris que j’ai effectué ma formation et j’en suis membre. Pour des raisons qui concernaient lors du choix de mon « école » l’investissement prédominant de la pratique clinique et qui perdurent.Du plus loin que je me souvienne, y compris dans mes études de médecine, l’intérêt de la clinique n’a jamais été dissocié pour moi de la passion pour l’art sous toutes ses formes. Au fil des rencontres et de leurs hasards, il a été possible d’écrire pour des photographes, des peintres, des cinéastes, des archéologues, et, hier ou aujourd’hui pour des tangueros, le seul fil étant une sorte d’éthique de l’expérience et de mise en forme avant toute théorisation. Il fallait que je voie comment se fabriquait une œuvre, que je comprenne par où, par quel chemin, avec quelles contraintes, l’auteur était passé pour construire, donner forme.

Le Freud que je lis, « mon » Freud, -nous avons chacun le nôtre car même si son œuvre est déposée et qu’il a quand même écrit quelque chose-, nous restons toujours l’auteur de notre lecture d’une œuvre littéraire et scientifique-, le Freud de ma lecture, donc, au fil de son texte, est artiste, occupé du matériau de la psyché de son patient et de la sienne se répondant, s’inspirant, se pénétrant, et même, puis-je dire aujourd’hui, à la lumière du tango, pour souligner une intrication du toucher et du mouvement, dansant ensemble.

Son écriture, toujours dans l’après-coup de l’écoute de la séance a pour principale figure de rhétorique,la métaphore et doit beaucoup à l’emprunt aux formes et aux œuvres artistiques.

Du toucher au mouvement

Le mouvement de l’analyse, le processus nait de la « chimère »produite des mouvements des psyches de l’analyste et de l’analysant dans le moment de la séance comme le mouvement du tango est produit du corps du couple, c’est à dire des corps fusionnés des danseurs dans le moment et le mouvement de la musique.

Notre histoire, notre expérience de vie conditionne nos intérêts théoriques. Tout texte de recherche, même le plus aride scientifiquement pourrait être lu comme un autoportrait. Depuis que j’ai commencé à danser le tango, il y a 4 ans, je me suis mise à écrire et intervenir, du point de vue psychanalytique, sur la peau, la parole et le toucher, autrement dit à questionner le corps dans la séance.

Le toucher, en dehors de la poignée de main qui introduit et clos la séance, et fait lien avec la réalité extérieure, n’ est représenté dans la séance que par ses substituts , toucher de la voix, mais aussi des bruits des corps (respiration, bruits digestifs), dont ni l’apparition ni le rythme ne sont insensés. Souvent d’ailleurs le transfert comme le contre-transfert (transfert de l’analyste) sont informés de façon fiable par la vocalisation, la prosodie, la mélodie et tous ces paramètres mélodieux du toucher en séance.

La peau, cerveau projeté, de même origine embryologique que le cerveau, soumis aux mêmes neuromédiateurs est le site de la rencontre des signaux envoyés tactiles mais aussi sonores, donc de la musique. « Ce que nous avons de plus profond énonce Paul Valéry, c’est la peau ». La musique , musique physique ou musique de l’inconscient surgie en séance provoquera surprises, réactions, dommages ou apaisement de ce que Didier Anzieu a défini comme le moi-peau , surface de rencontre avec l’autre qui sera tantôt enveloppe d’excitation ou d’apaisement, de plaisir ou de souffrance.

La peau, site de la rencontre, et comparable à une gare de triage, répondra, alors de façon plus ou moins rapide et avec plus ou moins d’intensité, aux signaux envoyés : tactiles mais aussi sonores et qui jouent le rôle d’un toucher et s’ensuivra une réaction physiologique de tout l’organisme plus ou moins perceptible de façon externe.

On a souvent disserté sur le fait que tango viendrait ou non du verbe latin tangere qui signifie « toucher » . Qu’il ait cette origine ou une autre issue des danses africaines qui lui est également attribuée, le verbe tangere signifie toujours toucher, le mot toucher a cette origine dans les langues latines et donc chez nombre des danseurs de tango et il est donc nécessaire d’envisager cette polysémie comme fonctionnelle. Le tango interroge le rapport au toucher au moins sur le plan phonique, donc sur le plan inconscient.

Il faut d’ailleurs remarquer que les asiatiques qui se passionnent pour le tango et ont un rapport différent au toucher élisent préférentiellement à l’abrazo, -où ils émettent des réticences-, les « figures en miroir ».Or le toucher est souvent réintroduit par le miroir dans ces civilisations où il est de façon directe prohibé. Ce choix dans la figure, ce passage par le miroir de l’autre corps, lie également le tango au toucher. Il est facile en asie où les populations de danseurs des milongas sont cosmopolites de reconnaître l’origine géographique d’un danseur dans son style et son rapport à l’étreinte et au toucher. Ce qui confirme la réflexion de Paul valéry citée plus haut.

Autre réflexion d’une amie argentine « tango, ça doit venir de « tanguer », osciller ». Le verbe tanguer est souvent repris dans les écrits sur le tango, en général en métaphore. Cette fois, pourtant, même l’étymologie n’a rien à y voir mais la réflexion montre bien comme l’homophonie est forte, parfois prioritaire dans la quête et l’attribution du sens et a le mérite de situer parfaitement la problématique du tango entre toucher et mouvement autour d’un équilibre, du tangere au tanguer.

La place de l’interdit du toucher

Le paradoxe de la psychanalyse est qu’elle doit respecter l’interdit du toucher, sans lequel il n’est pas de psychanalyse, mais qu’elle a néanmoins à entendre et à penser le corps en séance et à envisager et écouter (il y a une dimension musicale) de quelle façon ce toucher, prohibé, entre en scène par ses substituts autorisés dans la parole et la présence du corps.

Or,ce paradoxe n’est pas loin de celui du tango, puisque, au sein d’une situation où il y a deux partenaires et la musique, - qu’il ne faut pas oublier dans la réflexion-, s’il y a contact physique, il n’y a pas non plus de « toucher libre » en tant que tel, qui ne serait pas codifié, sinon celui de la musique quand par exemple un orchestre s’autorise à improviser et à provoque alors les surprises et des réactions de cette entité du « moi-peau », l’enveloppe d’excitation et d’apaisement, de plaisir et de souffrance des deux partenaires.

Déroute musicale, déroute de l’inconscient

Le « moi-peau » de chacun des partenaires est mis en bouleversement par la « déroute musicale » et induit des transformations et métamorphoses physiques partagés simultanément, dans l’ici et maintenant C’est pour cela que l’improvisation orchestrale ou encore l’hybridation musicale donne une dimension d’intensité émotive supplémentaire, par rapport à un disque déjà connu par rapport auquel il y a des repères, et une forme d’anticipation mélodique. Si la musique devient tiers actif, il y a alors un « contact par la vulnérabilité » des deux partenaires qui bouleverse en les respectant les rôles codifiés dont la règle est maintenue.

Par métaphore, on pourrait envisager que, nombre de réactions inconscientes jaillies en séance et source d’émotions affectives pour l’analysant et en miroir pour l’analyste (dans leur forme de contact intime), jouent ce rôle « d’hybridation musicale » qui déstabilisent les deux partenaires et donnent place à l’émergence d’un sens nouveau au sein de l’histoire et de la cure, un « sens commun non commun » partagé, sans changer les rôles ni le cadre de la séance.

Hybridation inconsciente ou hybridation musicale ouvriraient la voie à des transformations, des métamorphoses, des bouleversements où le couple tout en restant fusionné dans sa chimère psychique ou physique appréhenderait un sens encore inconnu partagé, une forme d’expérience, une construction, physique, psychique. Il faut noter que « l’hybridation » peut être liée à l’improvisation nouvelle d’un morceau connu donc faire intervenir une nouvelle perception comme à l’écoute et la danse d’un morceau non classique pour le genre. Mais parfois dans le tango, le plus souvent dans l’analyse, il s’agit de l’écoute d’un morceau familier, qui, à un certain moment évolutif issu du mouvement de la chimère analytique devient différente inconnue et étrange, ce qui fait rejoindre le Freud de l’ « unheimlich » l’inquiétante étrangeté. « Etre étranger, disait une de mes patientes, c’est pire parce que c’est encore plus pareil ».Ce qui dérange dans l’hybridation, et parfois avec plaisir, c’est l’inconscient à l’œuvre, jailli à la faveur d’une déroute, musicale ou discursive, d’un écart au connu et à la maîtrise.

Deuil ou nostalgie

La musique, la voix peuvent activer l’arrivée de larmes, leur abondance, le ressenti d’une tristesse, de la reviviscence d’un deuil, faire surgir des souvenirs Mais cette résurgence dans un temps limité, de la séance ou de la danse, peut aussi endormir au sein de cette reviviscence le sentiment de la perte à travers l’éprouvé source d’une nouvelle élaboration consciente ou non. Ce qui lie psychanalyse comme tango à l’éprouvé du deuil et de la nostalgie. Bien que, comme le dit M. Neyraut, « la nostalgie est un deuil qui n’est ni fait ni à faire » et parfois, à la manière où F. Gründ décrit les complaintes ritualisées des pleureuses professionnelles de Turquie, du Nigéria ou des Philippines qui créent avec leurs incantations et complaintes répétitives « un temps du deuil qui se situe hors du temps réel » le tango s’alimente de la nostalgie pour l’apaiser de façon répétitive dans le plaisir de la danse, sans vouloir la perdre. Il s’agit davantage de danser sa douleur pour l’endormir, bref de jouer avec, voire la commuer en plaisir l’espace d’un moment. Ce qui n’est pas l’enjeu idéal de l’analyse qui n’en finit pas d’élaborer les différents deuils pour tenter de les dépasser.Les deux attitudes peuvent coéxister chez un même sujet car Freud lui même donnait comme but de l’analyse de pouvoir, vivre aimer et travailler avec plaisir et n’interdisait pas de jouer à mettre en scène sa mélancolie ou sa tragédie personnelle tant dans l’écriture (le créateur littéraire et la fantaisie) que dans la mise en scène (personnages psychopathiques sur la scène) pour son plaisir personnel.

Associations libres ou mise en scène

La règle fondamentale de l’analyse est de tout dire sans retenue, encore dénommée association libre.l’analyste y a un devoir de réserve quasi ascétique, il ne peut au gré de son plaisir ou de son sens esthétique faire varier le guidage ou l’intensité du travail, faire faire un « pivot psychique » brusque à l’analysant qui s’engluerait dans la répétition et, même si l’attente est créatrice de sens, le psychanalyste attend, et souvent longtemps son moment pour énoncer une interprétation qu’il espère mutative.

Dans l’art, l’écriture, le tango, la photo, d’autres arts encore, c’est la contrainte imposée qui libère et la réaction, la résistance (au sens de force) à celle-ci qui permet un mouvement. La résistance est motrice ce qui rejoint la philosophie taoiste où l’on utilise toujours la force de l’autre, ou la force en miroir.

Dans le tango, le guideur peut être empêché de danser et de diriger si le rôle féminin ne lui offre pas de résistance ou, le plus souvent « anticipe » et devance le guidage. Mais la définition active de son rôle lui permet de tenter des gestes contradictoires.

L’analyste est plus démuni face à ce que Freud a dénommé le « roc du féminin », refus de la passivité féminine dans les deux sexes. Pas de possibilité autorisée de violenter l’analysant là où, dans le tango, une forme d’exigence est possible vis à vis du rôle féminin. Le psychanalyste est contraint à l’attente d’une ouverture, à une position en creux qui met en scène son propre féminin dans la cure, où l’attente elle même, toute frustrante qu’elle puisse être parfois est créatrice de sens, et ouvre à l’ouverture d’un sens nouveau. Ne pas danser, c’est encore danser, danser autrement, faire surgir la répétition de l’histoire propre de façon originale, pas forcément esthétique ni agréable dans la cure .Plaisir et esthétique ne sont que des cas ou des moments particuliers, à d’autres la frustration s’installe corollaire négatif d’une force désirante sous jacente mais qui n’autorise pas à agir ni à déconstruire. Un équilibre même pathologique est respectable, issu d’une construction qu’il faut tenter d’entendre pour qu’elle cesse de se manifester de façon actuelle dans une réalité où elle est indésirable. Il y a la nécessité pour l’analyste de pouvoir investir jusqu’au négatif, au désinvestissement fut-ce avec sa curiosité, le reste de pulsion épistémophilique, qui pousse à se demander ce qui se répète à ce moment là . Bion disait aussi dans un séminaire clinique, qu’à partir d’un patient qui provoquait son ennui qu’il se demandait comment et par quels moyens le patient arrivait à lui faire ça et que ça devenait intéressant. Mais, si l’on peut exercer sa curiosité, impossible souvent d’intervenir dans la danse, il est donc souhaitable que le psychanalyste puisse prendre du plaisir esthétique en dehors de la psychanalyse aussi.

Du fait de l’association libre les rôles féminins et masculins sont endossés en proportions variables au cours du temps et dans la même séance par les deux partenaires de l’analyse. Cette absence de codification stricte permet la mobilité psychique et si elle comporte parfois une confusion, cette dernière comme toute confusion contient une fécondité et une force de changement. Le désordre et le chaos génèrent la vie…

Psychanalyse et tango peuvent s’inspirer. Après des années d’analyse j’ai découvert à quoi correspondait dans la danse le « rôle féminin », c’était presque surprenant, un peu caricatural, mais aussi ça réintroduisait un espace de jeu, de mise en scène, libérateur,reposant, plaisant.

« Comme un rôle », Freud lui même l’énonce, le plaisir du jeu est au rendez-vous. Même à une période de ma vie professionnelle où la majorité de mes patients étaient des hommes, j’étais souvent investie durant de longues périodes comme une imago paternelle qui réveillait ou réanimait leur propre identification paternelle. Dans le tango, j’avais l’impression de déposer un vêtement un peu lourd en entrant dans la salle de danse, de découvrir une légèreté un peu surréelle, de jouer à déposer un rôle sur deux au vestiaire.

Il est bienvenu d’avoir aussi du plaisir en dehors de l’analyse pour vivre les aléas qu’elle génère au quotidien dans ce domaine. Mais en retour le tango m’a ouverte à la musique du corps en relation dans l’analyse, à une forme de danse psychique au sein de la séance et ça aussi c’était agréable et inattendu.

Les trajectoires dans la psychanalyse et dans l’art sont par essence personnelles et subjectives, la nostalgie en tant que telle ne m’a que peu préoccupée, je ne l’idéalisais pas, ne la recherchais pas. Pourtant j’ai quand même retrouvé les formes immuables des chansons du Montmartre de mon enfance, -dans le tango ce sont les même paroles, des mélodies proches -, et j’y suis revenue via l’association mordida de tango.qui y a élu domicile. En psychanalyse non plus on ne peut renier ni l’ancrage, ni les racines…

1 - Anzieu D. Le moi-peau, Dunod éditeur , paris

2 - Gründ F. La peau, le son, le bruit et la musique, in ouvrage collectif à paraître.

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