Hôtel Normandie, Deauville, Calvados - Les boules comme un rêve



Poésie | Martine Estrade | Literary Garden

Annie n’a rien vu.

Elle n’a pas aperçu la chute alignée des lustres dans les couloirs interminables aux tapis à arabesques florales, ni les géraniums en cascades sur les balcons et les jardins ratissés. Elle a ignoré la beauté saturante des corolles multicolores sur le bleu nuit du tapis,. Elle n’a pas eu un regard pour les murs de la chambre tapissés de larges fleurs rouges sombres se reflétant, mutines, dans un mince miroir face à un lit de deux mètres, recouvert d’un couvre-lit de la même étoffe. Elle a ignoré la vue sur l’immense plage plate et les planches de Deauville, désertes en cette fin d’après-midi d’octobre. Elle ne s’est pas inquiétée du tumulte des goélands à la lisière des vagues.

A peine arrivée en voiture,- elle venait à un congrès professionnel-, Annie est entrée dans le hall où jouait le pianiste. Elle ne s’est pas attablée dans le bar aux murs recouverts de boiseries, n’a pas goûté le champagne brut. Elle n’a rien mangé, rien bu. Elle a évité les rares collègues qu’elle a croisé dans le hall.

Avalée par le labyrinthe tournoyant des couloirs aux tapis luxuriants, Annie s’est précipitée, souffle coupé et regard fixe, insensible tant aux tableaux muraux représentant scènes de plages et d’hippodromes qu’aux vitrines de bottines et de sacs cloutés à l’allure kitsch. Aucun objet ne pouvait réveiller ses fantasmes.

Elle se tient debout, près de la roulette, dans le Casino aux tapis rouges, étincelant de tous ses feux lumineux. Elle mâche un chewing-gum, ses mâchoires le broient violemment. Elle tient un stylo à la main et griffonne sur une feuille de papier froissée, écrite et raturée de haut en bas. Les mains longues, se crispent, Les yeux semblent contempler un séisme, les muscles du visage se tendent en deux obliques sur les joues, le front se plisse d’un oméga et de sillons profonds.

Une voix féminine s’élève, artificielle, venant des hauts parleurs : « rien ne va plus »… « faites vos jeux »… « les jeux sont faits ».

L’impatience la tenaille, elle piétine sur place comme les chevaux sur les tableaux de la salle voisine. Fascinée, elle regarde la boule.

Noir : son visage s’illumine, se tend davantage ; non rouge ! Elle a encore perdu. La rage défigure ses traits.

Perdre calme sa frénésie. Elle s’arrache à la roulette, s’éloigne du tapis vert le cœur serré, jette un regard douloureux à la boule lancée. Elle aurait pu jouer une dernière partie. Là, elle aurait gagné.

Elle s’approche du black jack et s’y assied. Elle se détend. A 1O euros la mise, elle connaît les coups et les règles, elle peut faire durer.

21 ? « casser la banque » ?

La foule du samedi soir envahit le Casino du Normandie. Annie est belle, les hommes la regardent, Indifférente, elle ne les voit pas. Elle est seule Elle n’a que la folie du jeu en elle, sa fièvre. Elle répond à son voisin, un homme élégant, la soixantaine, une très belle montre au poignet. Elle commente la stratégie du jeu. Il perd aussi. Ils s’entraident. Annie gagne quelques parties, sa fièvre s’éteint. Ca pourrait se prolonger mais elle sent venir la fatigue.Gagner l’ennuie. Elle jette un regard à la table de la roulette, suit des yeux la boule, l’oeil brûlant. Elle reprend ses jetons, cesse de jouer aux cartes. Le vertige a cessé, le charme est rompu. Annie quitte la salle de jeu.

Dans la salle des machines à sous, elle observe, au passage, un des membres du congrès .Il fait jaillir les pièces de deux euros la bouche tordue par un sourire, les yeux exorbités, cramponné comme un damné au » bandit manchot ». Annie le méprise, songe avec douleur aux boules sur le tapis vert. Elle se fait violence et sort.

Elle dépasse la salle de théâtre aux sièges vides. Elle remonte dans un état second l’escalier monumental au tapis rouge, gagne le hall et le bar de l’hôtel.

Elle s’affale sur un fauteuil bas. Le bar n’est pas encore fermé. Elle s’offre une coupe, un champagne rare : une folie. Une bagatelle par rapport au montant de ses pertes du jour; Elle se sent bien. Le pianiste joue. Elle songe à Las Végas, à Macao, Elle voit défiler en rêve les boules sur les tables de jeux, comme la succession des premiers jalons de son existence. Les images reviennent. Un sourire s’esquisse sur ses lèvres. Elle commande une nouvelle coupe, du caviar et des blinis. La note, elle y pensera demain ; Elle aime que l’argent s’engloutisse. Au point où elle en est, elle jouit de dépenser.

Une coupe encore, la tête glisse en arrière. Dans un état confus, elle contemple la chute des lourds rideaux jaunes, le défilé flou des lustres alignés, les cascades abyssales de géraniums rouge vif le long de la fenêtre.

Les épaulettes dorées du garçon traversent la pièce à la vitesse du son. Il vient lui proposer une nouvelle coupe. Le pianiste joue « toute la pluie tombe sur moi « Annie songe au ciel bleu de Méditerranée. On n’apprécie que les contrastes. Sa tête est « abouldre », comme on dit en provençal, en chaos, dérangée. Combien de fois, à l’adolescence, sa mère lui a t-elle fait le reproche de sa chambre abouldre, le contraire de celle d’une jeune fille rangée. Annie regarde le tapis, elle n’en peut plus de ces volutes entrelacées, de leur profusion indécente. Elle ferme les yeux. Ils sont cernés comme après l’amour. Brusquement ses traits se détendent…

…elle se voit allongée en travers de l’immense lit. Elle est minuscule. Le couvre -lit et les murs sont recouverts d’un tissu imprimé à large fleurs arrondies rouges sombres…Les fleurs sortent de la tapisserie, glissent et roulent vers le lit …elles s’abîment et disparaissent sous la boiserie au niveau des lignes horizontales pourpres et vieux rose, Annie a le souffle coupé …Chaque fleur se métamorphose en boule et dévale le mur vers le lit et vers elle. Elle se voit dans la glace murale en pied installée en face du lit. Dans le miroir, elle ne voit pas les boules, elle se sent protégée. Elle saisit et étreint un oreiller, retrouve avec lui les gestes de l’enfance. Elle a oublié les boules.

… « rien ne va plus » la voix résonne dans sa tête. La tempête des grandes marées de l’équinoxe d’automne se lève en elle.

Annie ouvre les yeux, se lève comme une automate sans finir son champagne, s’engage dans la siphon des couloirs, tourne et tourne encore, …vers le Casino.

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