Hôtel Ritz, Paris - Bulles de champagne



Les bars des palaces s’offrent à l’errance, la dérive des sentiments, la résurgence des souvenirs . A la fois esthétiques et impersonnels ils constituent un théatre pour nos mises en scènes intimes. (extrait d’une série intitulée « chronique des sentiments et topographie des bars de palaces »)

Poésie | Martine Estrade | Literary Garden

Marie-Eve gravit rapidement les marches du perron. Elle se trouve devant le tambour de l’entrée du Ritz. L’émotion la gagne. Elle n’y est jamais encore allée seule. Une impression de manque douloureux l’envahit.Elle franchit le tambour, glisse et tournoie sur le tapis rouge.

A ce moment là, plus rien n’existe. Pas même le trajet qu’elle vient d’accomplir. Disparus : le défilé des platanes et des cathédrales le long de la seine, Notre dame, Saint gervais- Saint Protais . Effacées : les enseignes criardes de la rue de Rivoli, la colonne solitaire de la place Vendôme. Absents sous le joug du silence : la musique tapageuse de la radio du taxi, les klaxons cacophoniques devant la place de l’hôtel de Ville.

Marie-Eve s’introduit dans le bar de l’hôtel .Sa démarche est légèrement saccadée, rapide. Il est un peu plus de quinze heures trente. Elle se dirige d’une allure décidée au comptoir de la salle. Elle vacille en serrant son sac de cuir noir contre elle. L’homme en habit bleu-marine la dévisage avec inquiétude. Pâle, elle ressemble à une apparition, ses yeux sont fixes. Un instant, il semble hésiter. Elle se reprend et le regarde. Il lui indique une table libre près de la harpiste . Elle s’installe rapidement sur le fauteuil de velours bas , respire profondément ,commande une coupe de champagne.

La harpiste est assise sur un tabouret près de son instrument de bois blond.Ca n’est pas la même femme qu’elle observait et écoutait l’été dernier où il y avait déjà une joueuse de harpe. La musicienne ne joue pas encore. Elle doit faire une pause. Devant elle, sur un pupitre, sont disposées des partitions. C’est une femme mince et longue, brune aux yeux bleus. Les cheveux tombent souplement en carré sur les épaules et le décolleté. Elle est vêtue d’une longue robe noire cintrée d’une l boucle de métal ouvragée. Elle redresse son dos, incline la harpe vers elle, règle l’assise du siège. Le bandeau de l’instrument se déplace devant le visage et dissimule les yeux ; le cadre des cordes tendues saisit la partie basse du visage, les lèvres peintes de rouge, le cou qui se tend. Marie-Eve jette un regard vers la courette de l’hôtel, les fontaines, le jardin. Son visage, intense, parcouru d’ombres et de pourpres, dessine le relief des émotions, tendu vers le jardin de la courette. Les colonnes de temple grec se noient dans la végétation. Du vert, beaucoup de vert.

Marie-Eve reconnaît l’enclave de jungle dans son décor de pierre et de kitsch. Elle l’a vue si souvent, par la fenêtre de la chambre. Elle laissait les battants grands ouverts. C’était le décor du vertige, de la chute. Il n’y avait pas de vis- à- vis, pas d’autres témoins que les oiseaux de Paris , pas d’autre bruit que celui de la fontaine du jardin calmant les heures chaudes de l’après midi. .Aujourd’hui, tables et chaises de fer forgé blanc sont désertes sous un soleil timide du début de printemps.Elle frissonne à leur vue, revit la saison passée, la table du fond où ils s’installaient, le thé dans le jardin en fin d’après-midi qui se prolongeait tard. Les sons mélés des arpèges de la harpe se mêlaient aux bruits de la fontaine. L’été de canicule. Sous la poitrine de Marie-Eve, le cœur bat plus vite.

Près de la vitre donnant sur le jardin, un homme, au fond de la salle, fume. Les volutes noient de flou le visage de la naïade de pierre du bassin, embuent le paysage de la courette, lui donnent une allure onirique. Elle le fixe avec insistance. Elle distingue mal son visage. C’est l’heure où il venait d’habitude. Il gardait cette place le midi près de la fontaine. Elle le revoit l’attendre avec un plateau de mini sandwiches, dans l’affluence de l’heure du déjeuner. Elle a vu cette image si souvent, jusque dans ses rêves. Au fil de ces journées de parenthèses, les jours devenaient nuits, les nuits effaçaient les repères, rien ne s’imprimait. Le sang dans ses veines s’accélère, elle serre involontairement les lèvres, son souffle est plus court. Ca n’est pas lui..Il est parti depuis longtemps. Elle respire plus lentement. Elle sourit, soulagée.

Le garçon en livrée, pantalon noir, veste blanche et nœud papillon de satin noir lui porte la coupe. Il se penché vers elle pour la déposer sur la table. Elle contemple les cheveux bruns gominés, la mèche domestiquée sur le haut de la tête, le visage très jeune garde les fossettes de l’enfance sous le costume sérieux. Il s’éloigne vers le chariot à pâtisserie dont il soulève la vitre, saisit quelques pièces de la pince en argent avec une application un peu gauche, les installe alignées sur une assiette de porcelaine fine. Elle trouve qu’il est beau.

Marie-Eve regarde la coupe : le champagne blond pétille. Elle aime l’odeur délicate. Elle plonge ses lèvres. Elle goûte le plaisir du liquide qui dissipe la tension de l’attente. .Elle est venue pour attendre, pour vivre là, la mise en parenthèse de l’existence, pour inscrire ce qui ne s’est pas écrit.

La harpiste s’échauffe en égrenant quelques arpèges surannés. Ils résonnent curieusement dans la salle du bar. Elle enchaine sur un air ou Marie-Eve a du mal à reconnaître « la paloma » . c’est si bizarre le son profond de ces cordes marié à un tube d’été.

Dans la courette, le soleil est revenu. Il la baigne de lumière douce.Dans quelques jours ou semaines, le printemps timoré encore plongera dans la fièvre de l’été. C’est une belle journée.

Les doigts de la musicienne accrochent les cordes, les agrippent et les caressent, se tendent et se détendent .Les lèvres fardées se serrent et se desserrent au son de la mélodie qui s’élève « jeux interdits ». La passion sculpte les chairs du visage et du cou de l’instrumentiste tandis que ses doigts étreignent les cordes de la harpe. Marie-Eve l’observe, retient son souffle, la voit en rêverie étrangler de ses mains un homme, l’amant d’une étreinte fugitive dans une chambre de l’hôtel. Elle frémit.

La musique est plus lente, plus calme. Les tables se vident autour. C’est la fin du déjeuner. Quelques hommes s’avancent vers l’intérieur de la salle du bar En complets de tissu anglais, leurs chaussures cirées de haute facture, leurs vestes de cuir ou de peau, leurs chapeaux droits, traduisent une élégance convenue.

Marie-Eve les détaille puis se détourne désintéressée. Elle fait signe au garçon et commande une seconde coupe. Elle est paisible. Elle revoit la frénésie du matin : le réveil aux aurores, la séance chez le coiffeur , le souffle trop court, le cœur trop rapide, le vertige à l’évocation de l’hôtel et de la décision. Elle a eu envie de renoncer, à quoi bon se confronter à ce souvenir, elle a craint de souffrir à nouveau de son absence. Et puis le désir qu’advienne en elle quelque chose a été plus fort. Elle veut pouvoir se dire qu’elle est libre, que le souvenir de l’homme ne s’imprime plus jusque dans sa chair, que la relation n’est plus en elle qu’une écriture, une lettre morte.

Deux tables plus loin, Un homme se tient la tête droite. Séparé d’elle par une table où deux japonaises prennent une tasse de thé. Cheveux grisonnants, crâne large un peu dégarni , barbe blanche bien taillée et chemise outremer rendent perçant le regard bleu. Des yeux de loup. Il suit les mains de la harpiste. Il prend une cigarette. Il la fume à moitié puis l’écrase nerveusement dans le cendrier sur sa table. Marie-Eve regarde sa main, souhaite que le geste se poursuive, ne parvient pas à s’en détacher.Le sang reflue dans ses veines. Elle croise les yeux bleus, presque noirs, vifs. Il la regardait aussi, à son insu. Elle cherche un miroir pour capter son reflet sans être vue. Elle n’en trouve pas. Elle n’en cherche plus. Elle est comme une automate. Son regard aimanté retourne à la harpiste. La musicienne joue maintenant « plaisir d’amour ».

Marie-Eve parcourt l’assistance composée d’êtres humains qui trahissent la satisfaction de la réussite sociale, de l’aisance matérielle. Elle ressent du dégoût. Qui dans cette salle a été amoureux, et il y a combien de temps déjà ? Et pire encore, qui se soucie de l’être ? Qui a osé aimer sinon les mains de la musicienne, son corps entier qui vibre au contact de cette harpe comme si rien d’autre n’existait sur terre ? Elle-même, a-t’elle aimé ? En est elle sûre ? Elle a quitté, mais qu’a t’elle laissé ?

Marie-Eve boit le champagne. La coupe s’est réchauffée, le liquide pique un peu.

Elle ne regarde plus que ces mains de la Passion devant elle. Tout paraît si loin tout à coup, comme recouvert d’une vitre opaque .Elle oublie. Elle a oublié. Ne comptent plus que les bulles de champagnes qui dansent, s’envolent et disparaissent à la surface, roses sous le plafond bas orangé, l’étreinte des doigts de la femme brune et de la harpe. Les minutes s’étirent. Elle écoute le son étrange de l’instrument. Les ritournelles de tous les étés s’enchaînent, décalées et fantasques. Au bar le Vendôme, le temps se noie et se sublime dans les bulles d’un liquide doré. Marie-Eve s’abandonne aux sons, se perd dans les images. Des détails reviennent à sa mémoire : les motifs fleuris du couvre-lit de la chambre au pied du lit, l’énorme oreiller de coton frais, les effluves de vetyver du parfum de l’amant, la torpeur de la fin d’après midi.

Plus tard, alors que la harpe s’est tue, Marie-Eve s’arrache à sa langueur. Au bar les clients sont partis. Les hélices dorées des ventilateurs du plafond tournent, solitaires. Elle ne s’est pas aperçu du départ de l’homme à la cigarette...

Elle fait signe au serveur aux cheveux gominés, lui réclame en souriant l’addition, paie et emprunte en sens inverse le portillon du Ritz. Elle descend les marches recouvertes du tapis rouge vers la colonne Vendôme.

Dehors, sur la place, .le pavé luit. Des flaques par endroits dorment et renvoient, insouciantes, la lumière des réverbères. Il a plu, une pluie forte. Dans le bar du Ritz, elle n’a rien entendu.

Elle décide de marcher. Rue Saint Honoré, un fleuriste est encore ouvert , elle achète un bouquet de lilas blanc et plonge son visage, heureuse et fatiguée, dans les étoiles parfumées.

< Retour