L’homme en cage



Aliénor Estrade, née en 1991, écrit en 2005.

Textes en miroir | Martine Estrade | Literary Garden

C'était sa dernière année en prison. Ensuite, il serait libre, enfin. Fini la bouffe dégueulasse, le pas lent du gardien dans le couloir, le bruit du robinet qui goutte, des clés dont le cliquetis résonne dans le noir, à la ceinture du geôlier. Fini les voisins agressifs qui monologuent le soir. Il aurait un autre horizon que celui cimenté et gris que lui offrait l'étroite fenêtre de sa cellule. Il ne subirait plus l'humiliation d'être montré comme une bête dangereuse, ne tournerait plus en rond comme un fauve en cage. Il repensait à tous ceux qu'il avait aimé, puis il cherchait le nom de ceux qui ne l'avaient pas abandonné, et il n'en trouvait aucun. Aucun depuis que sa mère était morte. Il soupira et se leva de son lit pour s'asseoir sur la chaise pourrie de sa cellule. Le bois grinça et sembla vouloir se briser sous son poids. Il entendit un cri au bout du couloir, celui d'un homme qui avait perdu tout espoir. Il n'avait jamais revu les autres prisonniers depuis leur arrivée à la prison, il préférait détourner la tête lorsqu'ils passaient, car il souffrait qu'on lui crache au visage comme certains le faisaient, ou de voir l'air abattu et la démarche de souffrante des autres, qui lui rappelaient ce que lui-même ressentait. Parfois, il aimait à se les imaginer heureux, courageux, fier à nouveau et la tête haute. Mais ces cris douloureux qu'il entendait malgré lui le rappelaient sans cesse à la réalité, et, douloureusement, il quittait le monde des rêves. Il s'ennuyait encore plus que les autres. Un jour, il avait demandé un livre et on lui avait ri au nez. Comme si un gars comme lui savait lire ! Ce jour-là, il n'avait rien répondu, s'était senti humilié, mais il s'y était fait depuis. Comme il s'en allait bientôt, on lui avait fourni du papier à Lettre. Mais pour écrire à qui ? Il n'avait personne. Alors il choisit d'utiliser le papier pour dessiner. Il avait pris des cours de dessin dans son enfance, mais il n'avait pas touché un crayon depuis des années. Il fit glisser le crayon sur le papier, qui émit un léger crissement. Là, il laissa déborder une imagination trop longtemps contenue. Les formes qu'il traçait semblaient s'animer, se colorer, bien que la mine du crayon soit aussi grise que le teint du prisonnier. Lui-même s'étonnait de tant s'épancher, après tant d'années de désillusions morbides. Il fit des dessins d'enfant, avec l'expérience d'un homme. Il dessina un arbre aux feuilles lumineuses et florissantes, mais qui semblaient devoir se faner vite, comme une femme qui sourit de sa dernière beauté. Cela lui fit penser à nouveau à sa mère, mais il chassa l'idée de son esprit, et se remit à son ouvrage. Près de l'arbre, il dessina une femme serrant dans ses bras un petit garçon, le petit garçon pleurait. L'homme ne savait pas bien si c'était lui-même qu'il avait voulu représenter, sous la forme d'un enfant, ou si c'était son rêve de toujours qu'il matérialisait, ce rêve qui lui avait été ôté avec le meurtre de celle qu'il aimait, qui avait précipité son entrée en prison. Il se rappela le jour où, alors qu'il s'était retrouvé, abasourdi, au poste de police sans encore bien réaliser ce qui s'était passé, un garçon s'était adressé à lui sur un ton plein de reproches :

- "Je sais que tu as fait du mal à celle que tu aimes, que tu es peut-être un jaloux ou un méchant. En tout cas, tu es égoïste !"

Entendre ces mots empreints de sagesse, dans la bouche d'un enfant, l'avait énormément touché, et c'est alors seulement qu'il avait réalisé qu'il avait commis l'irréparable. Il s'était effondré la tête dans les mains, avait crié : "Où est-elle ? Je veux la voir ! " s'était tordu de douleur, et avait fixé le gamin avec un air d'hébétude. Celui-ci s'était alors sans crainte approché de la cellule, et, sans émotion superflue, il avait essuyé les larmes de l'autre d'un revers de manche. Puis il avait dit :

- "Comme personne ne voudra te pardonner, moi je veux bien t'accorder ma grâce."

Et ce petit garçon anonyme, qui reprenait au hasard des phrases entendues à l'église, avait reçu toute la gratitude de ce grand homme maladroit. Le gamin venait le voir de temps en temps aux visites, lui donnait des conseils d'un père à son fils, lui redonnait confiance et courage. Puis, un jour, plus rien. Il avait sûrement déménagé.

L'homme hésita entre dessiner un soleil ou bien de la pluie. Il voulut regarder au-dehors, mais les nuages de fumée des usines voilaient le ciel d'un halo opaque et presque surnaturel. Il décida tout de même de dessiner un soleil, obéissant à un ridicule réflexe enfantin. Le gosse était bien assez malheureux comme ça. Il accrocha une balançoire à l'arbre, même s'il savait bien que c'était un jeu dangereux pour un si petit garçon. Il décida qu'il lui fallait un père, pour protéger ce gamin solitaire. Mais l'homme ne savait pas bien à quoi ressemblait un vrai père, le sien ayant toujours été absent. Il voulut en faire un sportif aux muscles saillants, puis une sorte de grand savant qui tenait un gros dictionnaire à la main. Il pensa aussi le représenter en homme d'affaires tenant une grosse bourse dans chaque main. Finalement, il se décida pour un homme à l'allure simple, tenant une sacoche à la main, dont la figure était honnête et traversée par un bon sourire. C'était lui son père rêvé, troublé seulement par quelques migraines, et sur qui il aurait pu compter pour rentrer chaque soir à la maison. Une vie calme et paisible, cela lui aurait suffi. Le gardien s'arrêta surpris devant la cellule, comme animée d'une soudaine vie. Pendant un instant, l'homme crut lire sur son visage de la compassion et de l'attendrissement. Mais le rictus méprisant habituel réapparut bientôt, comme marqué sur le visage durci du geôlier, qui "laissait son âme à la maison", comme il aimait dire, et affirmait avec fierté "Ici, de toute manière, je n'ai besoin que de mes tripes". Il avait fait ce métier faute de mieux, et ce n'était pas aujourd'hui, a 5 ans de la retraite et après des années de loyaux services, qu'il allait commencer à se préoccuper de ceux qu'il gardait, cela ne lui attirerait que des ennuis de toute manière. L'homme en cage attendit qu'il s'éloigne pour ajouter la touche finale à son dessin. C'était un joli chemin, qu'on aurait dit en ascension vers le soleil. Il s'y appliqua particulièrement, ce qui fit que bien qu'en retrait, il attirait directement le regard. L'homme enfin posa son seul outil et regarda ce qu'il avait fait. Son teint sembla s'illuminer un instant, il sourit même, d'une ébauche de sourire car il n'avait pas l'habitude. Il s'allongea sur son lit pour rêver devant son idéal jamais atteint.

Dans un an, il s'en irait.

Son exécution était fixée au mois de mai de l'année suivante.

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