La vie dans le sac ou les voleurs de moi



Texte écrit pour l’hotel Palazzo Marigliano, Albergo Del Purgatorio, Naples.

Voyage | Martine Estrade | Literary Garden

En voyage chacun peut à tout moment éprouver la hantise de n’être pas un individu singulier. Les expériences vécues peuvent être intenses et bizarres, à l’origine d’une inquiétante étrangeté, parce qu’elles entrent en résonance avec la trace d’événements enfouis. L’homme moderne sacralise ses loisirs et leur confie la fonction d’assimiler mentalement les expériences psychiques antérieures de sa vie. En voyage, on ne part pas vierge de sa vie antérieure, si on en met à distance la dimension répétitive et déplaisante pour donner à l’esprit la possibilité de fonctionner autrement ainsi qu’il en est également dans le rêve du dormeur.

Etre au bord de la Différence, sans y chuter, sans perdre son identité propre, exposer le sentiment d’identité à la flamme de la transformation sans que le noyau dur ne s’en trouve altéré, tel serait le but du voyage à l’étranger.

Mais voilà, exposé à un tel remous identitaire le voyageur tente de façon enfantine de se rassurer en gardant sur lui, en tous lieux, les traces matérielles de sa vie là bas dans l’autre Ville : clés de son appartement voire de son véhicule, cartes de crédits, papiers attestant de sa protection sociale, de son identité, de son droit à conduire un véhicule, tous documents importants pour lui. S’ajouteront dans le sac les clés du nouveau home trouvé dans la ville étrangère, du véhicule emprunté, voire billets d’avion de retour. Autrement dit la vie dans le sac.

A Naples, voler peut être un art, enseigné de père en fils, la ville est pauvre et les codes d’honneur sont en vigueur dans la pratique de ceux qui volent pour vivre. Une certaine communauté de pratique également. Tel qui vous aura vu retirer de l’argent à un distributeur préviendra un comparse posté dans la rue suivante que vous emprunterez lequel vous dérobera votre sac presque sans heurts au moment où vous ne l’attendrez pas. A Naples, on ne vole que les étrangers, les seuls d’ailleurs à avoir de l’argent, à se promener avec un sac. L’habileté est souvent extrême, c’est une profession, il y a des règles, une technique sûre.

Il n’est pas envisageable que le visiteur étranger puisse éviter le vol d’un sac, d’ailleurs passer son temps à le surveiller serait gâcher le temps consacré au voyage. Pourquoi alors ne pas laisser à l’hôtel bijoux, sac, pochettes, et tous ces objets et documents qui garantissent l’identité dans l’autre ville mais sont lors de la promenade dans la ville si inutilement encombrants et dangereusement exposés.

Ne pourrait on imaginer que le voyageur de passage dans l’hôtel déléguerait au lieu qui va l’héberger la fonction de gardien de ces objets du moi et pourrait ainsi vivre librement et sans crainte, au hasard de sa rêverie et de ses désirs éveillés, son errance dans la ville, sa vibration harmonique, la rencontre avec l’humanité chaleureuse et démunie qui la peuple ?

Ne rien avoir d’important sur soi fait appréhender la liberté vraie du voyage.

La vie dans le sac expose aux voleurs de moi

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