Sous le soleil de l’écrivain



Une journée en l’honneur de l’écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer et de son éditeur Joesoef Isak. « l’écrivain engagé et son éditeur : un métier de tous les dangers»

Texte écrit pour la journée de la littérature indonésienne sur le thème L’auteur dépaysé. Ecrivains de double appartenance culturelle diffusé lors de la journée, non publié.

Journée de la litterature - Indonésie | Martine Estrade | Literary Garden

« A Buru, je n’ai pas d’avenir...j’ai perdu ma liberté, j’ai perdu ma famille, j’ai perdu mon travail. Je suis un écrivain. C’est tout. Je veux écrire, et un jour j’écrirai. C’est mon travail et ma vocation » Ainsi s’exprime Pramoedya Ananta Toer en 1971, auprès de journalistes autorisés à visiter le bagne de Buru alors qu’il y est détenu. On songe à Kafka : « Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi je dois ». C’est la troisième période de détention dans la vie de l’écrivain indonésien, né en 1925 à Java, maintes fois pressenti pour le prix Nobel de Littérature.

Déjà à cette époque Joesoef Isak, ancien journaliste, est son éditeur. De196O à 1990, il subira tous les risques du métier dans un pays dictatorial : perte de liberté, de droits civils, destruction de biens. Comme Pramoedya, Isak sera emprisonné huit ans durant sans jugement. Pour son combat pour la littérature pendant les dix huit années qui précédèrent la chute de Suharto, Isak a reçu à New York le prix « Jeri Laber International Freedom to Publish 2004 »

Ni Pramoedya, ni Isak n’auraient le droit de se présenter aux élections indonésiennes de septembre 2004, la mesure le leur restituant, votée en 2004, n’entrera en vigueur qu’en 2009. Comme de nombreux prisonniers politiques du régime de Soeharto, ils ont été déchus de leurs droits civiques. Ils n’ont recouvré le droit de vote qu’en 1999. S’il faut souligner l’ouverture politique actuelle, la trace juridique de leur persécution civique n’est pas totalement effacée encore. Le métier d’éditeur d’un écrivain engagé est de tous les dangers. Sur ce thème, l’association Pasar Malam et l’Institut néerlandais organisent le 9 octobre les rencontres de la Littérature et de l’Edition Indonésienne.

En pleine lumière, il y a l’écrivain, Pramoedya Ananta Toer, romancier, né en 1925 à Java, l’une des personnalités les plus importantes de la vie culturelle indonésienne, symbole de la lutte contre la discrimination raciale et combattant pour les libertés d’expression et d’opinion. Dans sa vie, les périodes de détention se succèdent. Journaliste, Pramoedya est emprisonné pour la première fois de 1947 à 1949, lors de la guerre d’indépendance pour son engagement aux côtés du mouvement nationaliste indonésien. En 1960, il est jeté en prison pendant un an, sans jugement, par le gouvernement de Soekarno, pour avoir, dans son livre « les chinois en Indonésie », dénoncé la discrimination politique à l’encontre de la communauté chinoise . Sous le règne de l’Ordre Nouveau du général Soeharto, il séjournera de 1965 à 1979 au bagne de Buru, pour ses positions considérées comme communistes. C’est à cette période que Joesoef Isak devient son éditeur.

Avant et pendant son incarcération en 1965, Pram a écrit plus de trente ouvrages, édités aujourd’hui dans trente-huit langues. En France, son œuvre est encore peu traduite : Corruption (Picquier 1981), La vie n’est pas une foire nocturne (Gallimard, 1993), Le fugitif (10/18, 1997), Le monde des hommes (Rivages 2001). Les éditions Gallimard sortiront, à l’occasion de la journée du 9 octobre la traduction de Gadis Pantai, la fille du rivage.

Pramoedya fait partie des écrivains qui croient que la littérature peut changer le monde. Né d’un père instituteur, son œuvre, à partir d’éléments autobiographiques, décrit tout autant la lutte contre l’emprise du pouvoir colonial que contre l’archaïsme du féodalisme javanais. « Pour que le peuple indonésien ne soit plus un peuple de coolies » dira t-il. L’œuvre mêle dans un style haletant, avec un maniement virtuose de la métaphore, l’observation des réalités sociales et l’analyse psychologique. La plume se fait scalpel, sans jamais renoncer à l’esthétique et à la poésie. Déjà, Le fugitif, écrit en 1947, en prison, mêlait la mystique javanaise et l’analyse des égarements de la raison aux prises aux idéaux nationalistes. Les écrits ultérieurs poursuivront ce cheminement. Au bagne de Buru, Pramoedya a consacré toutes ses années de détention à écrire. Conscients de la force de son œuvre, ses compagnons de cellule le soulageaient en lui épargnant les corvées .C’est à eux qu’il a raconté en 1973 « le monde des hommes » premier tome d’une tétralogie, consigné par écrit en 1975. Lors de cette détention, il écrivit en tout huit manuscrits : la tétralogie et les carnets de Buru.

A la suite d’une campagne sous l’égide d’ Amnesty International, Pramoedya fut libéré en 1979 , maintenu en liberté surveillée, sans que ces manuscrits ne soient alors restitués par les autorités militaires. Aujourd’hui ces œuvres sont enfin en circulation en Indonésie.

Joesoef Isak sera présent aux tables rondes et débats de la journée du 9 octobre. Pramoedya à qui la santé ne permet plus un voyage intercontinental est désillusionné, comme l’indique sa lettre à l’association Pasar Malam. « En ce moment en Indonésie, il y a de nombreux candidats à la présidence et à la vice présidence mais je suis convaincu que pour la plupart ils ne connaissent pas la géographie de l’indonésie. L’indonésie est un pays de la mer mais est dominée par une armée de terre. Chaque jour les richesses de la mer de l’Indonésie sont pillées par des gens du monde entier, personne ne dit rien. …Comme nation nouvelle, le peuple indonésien doit construire une nouvelle culture et quitter l’ancienne qui est coûteuse. Et comme écrivain de cette nation nouvelle, on ne peut me mettre sur le même plan que les écrivains de nations qui sont libres depuis des centaines d'années. C'est pour cela que pour moi, la littérature est un devoir personnel et national. Il n'est pas question ici de loisirs. En ce moment je n'écris plus rien, parce que tout ce que j'ai voulu écrire, je l'ai déjà écrit. Je n’ai pas de dette envers moi-même.»

L’hommage à Joesoef Isak et à son combat, à travers Pramoedya pour la liberté de pensée et d’écriture et la résistance aux totalitarismes est l’occasion d’une réflexion et d’une mise en lumière du travail de ce double de l’écrivain qui agit dans son ombre, l’éditeur.

Pasar malam, marché de nuit, foire nocturne. Le pasar malam est le lieu où s’échangent denrées et idées, nourritures matérielles et spirituelles. N’est-ce pas la métaphore d’une maison d’édition. « La vie n’est pas une foire nocturne » titrait un recueil de nouvelles de Pramoedya. L’œuvre de son éditeur lui donne un espace pour le devenir.

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