« Ecrivez D, écoutez Denise »



Roman d'île - Lieux de l'Art et de l'errance | Martine Estrade | Literary Garden

Lorsque parut, aux éditions Gallimard, dans la prestigieuse collection de la PléIade, en 1967, la traduction du Coran de D. Masson, le succès fut au rendez-vous. En 1970, l’Université d’Al Azar, au Caire la présenta comme la meilleure tentative d’interprétation en langue française du livre sacré. Ils lui attribuèrent le label « d’Essai d’interprétation du Coran inimitable » en accord avec l’Université de Beyrouth

Or, si les sages d’Al Azar avaient subodoré Denise sous le D. du signataire, ils n’auraient probablement pas donné si facilement leur aval. Ils ignoraient alors avoir affaire à une femme et sans doute ne l’auraient ils pas accepté.

L’auteur pensait qu’en signant Denise, elle se serait reconnue femme dans une culture où le statut de la femme est inférieur, et de surcroit femme non musulmane. De ce fait elle préféra alors s’effacer derrière son œuvre et accepta de perdre son prénom.

Personnalité originale, Denise Masson, issue d’une famille catholique pratiquante aisée et cultivée, entra au couvent à l’âge de 18 ans, elle en ressortit rapidement pour devenir infirmière. A 28 ans, lors d’un voyage touristique au Maroc, elle eût pour Marrakech un coup de foudre et un coup de tête et décida de s’y installer, dans la Médina, où elle vécut soixante ans, dans le Riad qui aujourd’hui porte son nom. Elle se fit embaucher rapidement au dispensaire antituberculeux de la ville dans le quartier de Sidi bel Abbès. Son intérêt pour le Maroc et la foi marocaine était tel qu’elle s’inscrivit rapidement à l’Institut des Hautes Etudes de Marrakech pour y apprendre l’arabe dialectal et l’arabe classique. Imprégnée de l’âme marocaine, elle cherchait dans la quotidienneté la présence de Dieu et la foi marocaine. Sa profession d’infirmière lui permettait d’entrer dans les maisons, de rompre l’isolement des femmes, de leur offrir des soins et une écoute, de les aider dans leur solitude. Elle aura un projet de service social qui échouera et se consacrera ensuite uniquement à la recherche.

Influencée par ses maîtres et amis orientalistes, elle publia en 1938 un premier ouvrage « le Coran et la révélation judéo-chrétienne » et, non satisfaite des traductions qu’elle rencontrait, elle commença alors à traduire des extraits du Coran. Dès la sortie de ce premier livre, les autorités musulmanes l’encouragèrent à traduire en entier le livre sacré.

Elle consacrera 30 années de sa vie à ce travail monumental.

« Je n’ai pas fréquenté les lettrés ni les sages musulmans, J’ai vécu proche du monde musulman, des humbles, des petits. J’ai admiré leur foi profonde, leur soumission absolue à la volonté de Dieu, leur attente vécue de la vie future. J’ai appris en m’immergeant dans le peuple, en plongeant dans les textes sacrés, année après année, jusqu’à ce que le Coran trouve un écho dans ma langue originelle. Enfin je vais pouvoir livrer à ceux qui ne possèdent pas l’arabe une parole intérieure qui sonne comme un chant d’allégresse et d’amour ».

Le parti pris de la traduction était de privilégier la dimension spirituelle en traduisant Allah par le mot Dieu. Mettre « Allah » augmente la distance en le considérant comme le Dieu des musulmans. En ayant le courage de traduire Allah par Dieu, elle manifestait une sensibilité religieuse que les musulmans savants apprécièrent dans sa traduction.

D’un style concis et d’une grande qualité littéraire, la traduction de Denise Masson reste aujourd’hui la plus recommandée et la plus lue en langue Française. Le paradoxe est qu’elle permet à de nombreux marocains qui ne maîtrisent pas l’arabe de découvrir le Coran et rend ainsi un grand service à la communauté musulmane.

Ils sont nombreux aujourd’hui à savoir qui est Denise, cette femme née en 1901 française et non musulmane qui ne recula pas devant l’interprétation du livre sacré.

A son décès à Marrakech en 1994 à 93 ans, elle fut enterrée dans le cimetière de Guéliz et légua son Riad à l’institut de France. La Maison Arabe Denise Masson résidence de chercheurs lui a rendu son prénom et joue un rôle culturel important, selon sa volonté pour le dialogue entre les cultures. Elle héberge des chercheurs en résidence et accueille des colloques et des évènements artistiques ou culturels.

Il n’est pas rare que les femmes perdent leur prénom, leur appellation se réduisant à leur fonction. Dans la vie quotidienne, elles seront « ma femme » ou « chérie »pour leur mari, maman ou mamie pour les enfants, La signature sur les documents officiels portait souvent madame suivie du prénom et du nom du mari. Lorsqu’une femme crée, le succès de l’oeuvre amène souvent la restauration du prénom perdu pour la postérité.

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