L’Olivier de la Femme-Licorne
Sur le deuil
A Jacqueline Schaeffer
Nice
Force 6, échelle de Richter, bercement des vagues, vrombissement du choc de l’onde sur les galets gris.
Couleurs. Bleu turquoise délavé près de la berge, bleu sombre outre-mer dans l’outre-vue de l’horizon. Deux positions du regard et de l’écoute. Prise au mot. Prise au vent.
Saisissement froid du vent sur la peau de la Femme-Licorne, mince et légère, dont le regard éperdu ne se fixe pas et saisie des images et des métaphores.
Cris de joie des enfants, éclaboussés par le bris des vagues et déferlantes, percée musicale aigüe dans les hurlements du vent sur la mer.
La vie comme elle va.
Nice
Rondeurs et lissage des galets, disparition des aspérités face au roulement implacable de la vague et de l’eau. Tourbillons de’écume bouillonnante, jaillissement de la vague à hauteur du visage, retombée, évanouissement, orgasme et jouissance de la mer indifférente.
Nice
Balcon dans la vieille ville au-dessus du marché aux fleurs, cours catleya, surplombant la mer. Espace suspendu entre rêve et réalité, insularité céleste, position décalée face à l’éternité aux remous et aux vagues.
E pericoloso sporgersi.
Nice
Béatitude de la baie des Anges et indignation inconsidérée du plancton en détresse. Soft love sous les marinas triomphales.
Nice, encore
Eveil soudain, sur la plage et dans les bleus si lointains et si proches, du regard de la Femme-Licorne.
Des images reviennent à sa mémoire.
La colline de la Rigoutière d’en-haut, l’outre-vue illimitée de l’horizon bleu tout autour du pigeonnier secret par les fenêtres de la petite chambre ronde à son sommet.
Défilent les souvenirs, les oliviers de Provence tendus dans le bruissement de leurs feuilles, les sentiers de la colline que parcourait indéfiniment l’homme-d’écriture, ce marcheur de l’impossible, les rameaux de Pâques qui rappellent aussi son départ. Le regard de la Femme-Licorne, ce regard qui, perdu dans ses voyages intérieurs, depuis cette absence avait cessé de se mouvoir, reprend son errance.
L’autre espace envahit son esprit : palais mansardé, grenier dans les étoiles, surplombant, côté soleil couchant, les toits gigantesques et pentus, toboggan géant féerique, des immeubles du jardin du Palais Royal, et côté soleil levant, la bibliothèque nationale. Entre terre et ciel, entre fleurs et livres, ainsi se définit le lieu, l’isle sous et parmi les toits où se déroule la vie de la Femme-Licorne, l’appartement empli de livres, ceux de l’homme qui l’a si longtemps habité, les siens, ses œuvres.
« Excusez- moi, je meurs ». L’homme, l’écrivain, avait intitulé ainsi un recueil de nouvelles. Chaque jour, il s’astreignait à la composition d’un de ces récits brefs, à la condensation implacable, à l’architecture dessinée au scalpel, à la chute inéluctable parfois paradoxale. L’écriture est un meurtre d’âme, une mise en scène scabreuse de la peur de la mort.
« Et s’il fallait le prendre au mot et l’écrire ? » songe la Femme- Licorne dont le regard plonge dans le bleu délavé si proche de la vague qui s’avance à ses pieds, s’il fallait l’écrire, puisqu’il faut que les écritures s’accomplissent.
Quelque-chose manque en cette demeure qui ranimerait le désir, ferait flotter et dériver le regard entre ces différents lieux de la vie et du rêve entre l’intérieur et l’extérieur. Quelque chose manque qui serait vivant et inviterait la vie, quelque-chose manque qui recréerait cette situation sublime des deux bleus et du vent, du vent qui saisit, qui fait vibrer l’âme et le corps.
Depuis si longtemps la Femme-Licorne n’ose plus habiter cette maison, ouvrir ses grilles invisibles, la déranger. Elle la laisse en l’état où lui l’a laissé. Elle s’y meut mince, longue, légère comme si sa vie ne pesait pas, elfe emprisonnée dans ces objets et ces livres, habitée, incarnée, tatouée de représentations et de traces de l’homme de talent, de l’histoire si dense et si lourde qui y est inscrite.
La terrasse est vide, une vacuité insupportable.
Sans doute, pour cela, est-ce de là que viendra ce qu’elle ne sait pas attendre, depuis si longtemps, depuis son départ à lui, un jour, là haut sur la colline de la Rigoutière d’en-haut.
Un certain jour, un dimanche matin, au marché aux fleurs, à l’abri de la cathédrale Notre-Dame, sous le ciel bleu, amoureux comme tout un chacun le sait des îles, le regard de la Femme-Licorne s’immobilise. C’est un olivier qui l’a attiré.
Elégant, altier, léger sous le vent l’olivier semble être apparu pour elle. La pensée de la Femme-Licorne se trouble, des émotions lui reviennent, elle se sent soudain livrée à la brise, à la douceur du soleil et à cette lumière-là, plus belle sur les îles.
Elle pense à l’image d’une petite fille perchée en haut d’un olivier, qui riait. Elle a envie de sourire.
Elle acquiert l’olivier et l’installe sur sa terrasse, tout en haut au dessus des jardins du Palais-Royal. Désormais l’olivier regarde Paris, la vue qui plonge jusqu’au vertige dans le parc par-dessus les toitures de zinc grises. Il attire les milliers d’oiseaux du ciel et des toits de Paris qui viennent chanter pour elle.
Comme là-bas, comme à la Rigoutière d’en-haut…
C’était ainsi, les soirs et les matins d’été.
La nuit, tout près du Palais-Royal, le crissement des pas sur les aiguilles de pins, sur les escargots blancs tout ronds séchés et disséminés au sol, sur la soie des mues de serpent près des pierres blanches brûlantes, l’odeur entêtante des touffes de lavande devant le pigeonnier, la chaleur harassante qui rend si molle, toutes ces sensations diffusent, dans la pièce aux livres, dans la chambre où elle dort, odeurs, bruits et images des étés du passé, chaque soir et chaque nuit retrouvés, qui la bercent et la drapent.
Obitus veneris, crépuscule de l’amour
Le matin la Femme-Licorne s ‘éveille. Elle regarde l’Olivier : il l’accueille et l’enlace.