Le passant des traboules



Poésie en prose au fil de la marche durant une promenade dans les traboules du vieux Lyon au cours d’un congrès dont le thème était la honte et la culpabilité. La marche fait glisser les métaphores et les images comme au fil de l’eau.

Poésie | Martine Estrade | Literary Garden

Il aimait parcourir à pied les « traboules » du vieux Lyon, dans le quartier Saint Jean. Son père lui avait rapporté qu’elles servaient pendant la guerre aux résistants à fuir la Gestapo. Il se sentait un héros, idéal, tandis qu’il se glissait dans le dédale des ruelles et des courettes renaissance.

Il faisait halte dans une courette, suivait des yeux les fenêtres à meneaux qui semblaient s’élever jusqu’au ciel, regardait les nuages dans l’exiguïté du labyrinthe de pierre taillée. Un rêve passait.

Les « traboules lui servaient à se perdre. C’est ainsi qu’il se retrouvait. C’était ainsi aussi quand il était enfant à Saint Jean. Cela lui faisait du bien, parfois de s’égarer, il appréhendait charnellement l’âme de sa ville.

Lorsque l’épuisement d’une longue déambulation sans but autre que l’ivresse de la marche le saisissait, il s’arrêtait dans un « bouchon »lyonnais. « Notre maison » était celui qu’il préférait.
Il prenait place, solitaire, à une table. Les petites serviettes à damier rouge et blanc égayaient le bois foncé. Il buvait lentement un Montesquiou frais, pétillance montagnarde en harmonie avec son âme légère de marcheur de l’impossible. Le bouchon était encore vide. Il se sentait comme au matin du monde, alors qu’on approchait le crépuscule.

Parfois brutalement il avait faim. Il commandait une faisselle de fromage blanc qui lui était servie recouverte d’une crème servie à la louche qu’il admirait dans un broc métallique. Poésie du quotidien que cet objet banal. Il aimait la banalité, c’était son élégance.

Il habitait un logement exigu et biscornu dont les fenêtres s’ouvraient sur un balcon qui surplombait la Saône, quai Pierre Scize. Un logis- traboule. E pericoloso sporgierrsi. Il aimait à se réciter cette curieuse injonction interdictrice.

Il ouvrait les fenêtres à l’aurore et au crépuscule. Il installait son vieux fauteuil club en face de l’ouverture et regardait longuement la lumière imprimer la surface du fleuve, son écume, ses ondes. Il admirait les dessins, l’étrange variation chromatique d’ombre et de lumière, de clarté et d’obscur.

Il était esthète, spirituel, un peu mystique, peut être. « L’endroit le plus obscur est toujours sous la lampe ». Il aimait songer à ce proverbe chinois qui préservait sa liberté et son mystère.

Il buvait un café noir brûlant en regardant la Saône. Ca durait longtemps.

Il s’était acheté un surprenant pyjama de lainage à larges carreaux multicolores : orange, vert, rouge, jaune, bleu. Il l’avait trouvé au hasard d’une halte dans une autre ville où il tournait et avait eu un coup de foudre. Dans ce vêtement flamboyant, il semblait un oiseau exotique miraculeux, il prenait de l’envergure, il s’incarnait. Le reste du temps il aimait se fondre dans la grisaille et la banalité des jours comme s’il eût été une ombre. Par discrétion, et aussi par goût de l’harmonie de l’univers.

Il était comédien, théâtreux, le plus souvent, écrivain aussi par respiration. Il ne savait exactement ce qu’il était mais il avait l’âme artistique, cela était sûr. Il ne se voulait rien d’autre qu’un sismographe de l’univers, telle était sa vibration particulière.

Il était curieux de tout, ouvert, d’une fidélité taciturne et généreuse.

Candela était venue habiter et animer le logis hors du temps, Candela avait amené un chaos bruissant de vie au désordre silencieux qu’était sa vie. Non seulement Candéla mais les deux tourterelles blanches et douces qui l’accompagnaient partout, une foule d’objets originaux et attachants dont elle avait décoré le lieu-silence et des tissus multicolores et chatoyants dont elle se drapait.

Maintenant qu’il y repensait, dans le pyjama arlequin, il y avait du Candéla, ça devait être pour cela qu’il lui allait si bien. Candéla était danseuse orientale, un mouvement et un sourire qui noyait du soleil du Caire la traboule sur Saone. Elle travaillait à Paris et venait à Lyon. Pour lui. Avec ses tourterelles, à l’aller et au retour. Elle s’était prise de passion pour lui et pour l’appartement. Il la laissait aller et venir et l’envahir, faire des traboules supplémentaires dans ses sentiments.

Aimait-il Candéla ? Il ne le savait pas mais parfois il en venait à se dire que si Candéla n’était plus là et ne devait plus revenir, il pourrait en venir à délaisser jusqu’au café brûlant des instants de repos devant la Saône. Il était banal sans aucun doute, ça le réconfortait.

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