Théodora



Théodora, île fictive dans l'esprit des villes invisibles d'italo calvino, l’île Théodora se trouve dans un périmètre situé dans la réalité dans le quadrilatère délimité par l'hôtel Oriental, l'ambassade de France, Chanoeng Road, la plus vieille rue de Bangkok, et la rivière Chao Praya. L’écriture construit une ville qui existe et n’existe pas.

Poésie | Martine Estrade | Literary Garden

Théodora est une île. Une île qui ne se matérialise que par son architecture, traversée, plus que cernée par l’eau du fleuve d’une grande ville, d’une ville en démesure qui ignore Théodora et que Théodora ne rêve pas. Sans vis-à-vis autre qu’une rivière immense, le courant charrie d’ouest en est à grands remous les siècles d’histoire et de déchets. Ainsi Théodora sait tout. Les fleuves des grandes villes disent et taisent tout. Ils montrent le travail, l’amitié, la famille, l’amour, la mélancolie. Les barges à riz de teck dodelinent grotesques, les pirogues longues queue aux rayures arc en ciel et aux colliers de fleurs bouddhiques font pétarader dès le petit jour leurs moteurs de camion, prennent des virages sur l’angle entre les ferry bondés et les arbres arrachés à leur mangrove. Nuages d’écume, manœuvres acrobatiques, la collision déroule la tache sanglante en un lit amarante seuil de la réincarnation. Théodora, telle une guanyin ne manifeste qu’un sourire ambigu, ne s’invite pas sur le théâtre du fleuve.

Théodora est plongée dans la couleur indéfinie du ciel voilé d’Asie. Gris de la brume, gris des flèches effilées des tours d’acier et de verre, argent scintillant de la rivière aux remous puissants, gris illuminé de la couleur des robes de bonzes flamboyantes aux teintures orangées. Mais Théodora n’est pas cela, pas ces tours, ni ces centres commerciaux, ni ces salons de luxe ou de luxure. Théodora est un bouddha. On ne l’achète pas, elle s’invite. On ne la comprend pas, elle se veut passade.

Théodora n’abrite qu’un îlot de représentation : l’ambassade d’un pays européen, un hôtel mythique refuge depuis le dix septième siècle d’écrivains du monde entier, un collège de jésuite réputé, une maison de plaisir fermée pour son indignité dont la façade rose décrépie aux minuscules fenêtres émeraude entrouvertes figure le château d’un conte et n’est plus habitée que par le rêve et le fantasme. Dès que la cloche sonne au collège de jésuites, les lycéennes en uniforme bleu marine et marinière blanche, aux cheveux coupés courts et aux socquettes baby s’envolent vers le débarcadère dans les éclats d’une joie exubérante et minaudent devant les touristes si riches du mythique hôtel Oriental.

Au crépuscule, les bâtiments de prestige se vident. La vie grouille dans les bicoques de bois et de zinc masquées de centaines de pots d’orchidées accolés sans tracé logique dans les ruelles. Multiples échoppes, couturiers, restaurants, salon de massage, gemmologues ou tailleurs de pierre, elles sont construites selon l’ordonnancement du devin de feng shui qui fera rebâtir telle bicoque sous prétexte d’un surcroît de yin inconsidéré par l’architecte ou ordonnera la destruction d’un pan de mur pour que le dragon puisse par ce trou regagner le fleuve. La divination est littérature.

Théodora ignore la perspective, c’est un choix. Des bancs de brume font passer d’un plan à l’autre. Le flottement domine, refuse la cristallisation.

Dans les bicoques on boit du thé. Les jours de pluie, du thé rouge pour le yang, même si l’on préfère le vert. On met un caillou sur la table, la pierre est un souffle de vie coagulé, un cosmos portatif. Sur le fleuve, le mouvement si lent d’énormes péniches installe dans la brume ou le scintillement un paysage de montagne. Théodora flotte, obéit au paysage. La rivière est immobile et Théodora passe.

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