La métaphore de l’île en psychanalyse



Martine Estrade, conférence pour le cefri-jung, 7 avril 2011

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Il est dans la géographie de chaque être comme une capitale, où il réside ordinairement, où il se trouve au cœur de lui même et où il prend ses décisions les plus graves.

Cette phrase de R. Caillois pourrait figurer l’univers métaphorique de l’île, celui du Moi.

En anglais, en effet, la prononciation de island « I land », littéralement « la terre, le territoire du moi » illustre d’emblée l’île comme métaphore du psychisme humain, métaphore qui se déploie depuis la plus haute antiquité dans la littérature .

Le désir de la forme qui échappe à la brume

J.P. Dessanti, philosophe en relève la fécondité

« On pourrait comparer cet espace ( du moi) à une île, l'insularité comme l'unité d'un enfermement et d'une ouverture. L’eau, la mer, le fleuve l’ enveloppe et elle est aussi le chemin vers l’ailleurs, un chemin qui ouvre et ferme l’accès à un ailleurs. Sur une île, il faut prendre pied, s'y trouver mais aussi, il faut y prendre essor, et s'en aller. A la fois s'en aller et rester. Et plus vous vous en irez, plus le voisinage viendra avec vous. Vous êtes obligé, à ce moment-là, de penser ce rapport. L'insularité vous donne à penser ».

La lumière, sur une île, renvoyée par l’eau a une qualité différente, les formes se dessinent, plus précises.

Comme le souligne JP dessanti, en parlant de sa Corse natale « Chaque fois que j'y pense, j'entends un verset fameux d'Homère qui parle des bergers : c'est la nuit, la lune se lève, les hauts promontoires se dessinent, les collines et aussi les golfes se dessinent et, dit Homère, « le coeur du berger se remplit de joie ». Simplement parce que les choses se dessinent. Or, quand les choses se dessinent, cela veut dire aussi qu'elles se dévoilent, dans cette lumière. C'est cela qui est décisif du point de vue du désir de philosophie. C'est le désir de la forme qui échappe à la brume. »

Le désir de la forme qui échappe à la brume n’est pas loin du Freud d’ »où était le ça, le moi ( ou le « je » ) doit advenir »

Dès Freud, l’inconscient, le refoulé est décrit comme une terre étrangère . il y a alors un exil originaire où le sujet s’éprouve comme un étranger à lui même, une déchirure que met en scène le langage ou l’homme ne peut se connaître qu’en s’arrachant au familier, c’est le phénomène décrit si souvent de l’unheimlich, l ‘inquiétante étrangeté.

Le « voyage », celui qui arrache au familier et à l’heimlich est alors repris et fantasmé et reconstruit dans l’interprétation au travers de la cure analytique.

Toute cure peut être un récit de voyage, l’histoire d’un déplacement, d’un dégagement par rapport à un Destin ou une histoire, une forme de voyage, l’ultime patrie de refuge.

Devenir autre, renaître ailleurs à une nouvelle forme d’existence et d’intériorité en s’éprouvant, au contact d’un autre humain, - et la notion de perception et celle de contact sont importantes-, lequel est destiné à accompagner, vivre et signifier le processus, apparente la cure analytique à un voyage qui aurait la forme d’un rite initiatique.

Le territoire d’une île pour une psychanalyse constitue une forme d’« hypercadre », l’île se fait personnage, instance tierce, lieu clos concrétisant le territoire de l’imaginaire et du moi qui se traduit par l’abondance du matériel métaphorique déployé sur le sujet.

Nombres d’artistes se réfugient sur les îles, pour créer, pour s’y ressourcer, ou parfois, de façon intermittente, pour y faire une psychanalyse.

A noter, pour ce qui est de la psychanalyse que les patients ne sont jamais ceux qui y demeurent ,lesquels vont faire leur cure au-delà de ses limites géographiques comme si l’extrême proximité rendait le voyage impossible.

Si l’artiste est, pour Didi Hubermann un « créateur de lieux «, de lieux pour le psychisme , s’il s’attache inlassablement à trouver selon les termes de Rimbaud, « le lieu et la formule », la frontière exterieure de ce territoire îlien renvoie aussi à la frontière interne, psychique, celle qui n’a pu être symbolisée ou encore aux avatars de son inscription douloureuse dans une filiation inscription dont il souhaite dégager la forme de la brume.

Un arrimage ou une inscription dans un lieu représenté concrètement, une forme d’ »Heimlich » en opposition à l’Unheimlich, marque l’appartenance comme une signature

L’heimlich dont fut tiré l’unheimlich freudien marque précisément, selon le linguiste Culioli, l’idée de l’enclos, de la clôture. Cette idée de la clôture, est indispensable à la représentation et à la figurabilité, forme de dessin et de dévoilement des choses. Le fait que l’île en fournisse une représentation concrète n’est pas sans retentissement sur la forme de la cure et celle du matériel qui s’y déploie.

L’île, entre le pôle insula et le pôle isola : le maternel et le roman des origines

Métaphore de la solitude et de l’isolement, mais de la solitude et de la réclusion choisie, comme tentative de se parler à soi-même, l’île, comme l’écriture qu’elle abrite souvent, figure en littérature, le lieu clos des récits de l’enfermement. Elle s’offre à la méditation sur le deuil, l’exil et l’innocence perdue. Entre le pôle insula et le pôle isola, les îles hébergent toutes sortes de songes allant de l’amour exclusif, au rêve du retour à l’Eden et à une nature idyllique ou encore à une monastique saison du ressourcement où s’arrêterait le temps.

Tous ces songes renvoient inexorablement aux projections sur l’univers baigné d’ombres et d’inconnaissable du maternel. Projections qui sont à l’origine du déploiement pulsionnel rêvé ou agi que les îles abritent dans nos fantasmes. Toute fiction renvoie au roman des origines que nous avons à construire, qui se construira dans la cure analytique, mais celui-ci ne saurait exister sans se teinter de fiction.

L’île, scène d’une expérience initiatique

Dans les récits mythiques, comme l’Odyssée d’Homère,chaque île est la scène d’une expérience initiatique qui attend le personnage, lequel y est conduit par les vents, c’est à dire les Dieux. L’effet île concentre dans l’Odyssée les représentations du désir amoureux, mais aussi de l’abandon et de la solitude et surtout, l’aimantation indéfectible de l’île natale Ithaque où sont conservé l’enfance, l’idéal d’amour et de pureté, de fidélité à la lignée, idéal que les vestiges et séductions du périple avaient dévoyés.

Là ou ailleurs, l’espace des îles reste profondément marqué par l’idée du périple, témoin de notre diversité.

L’île, surtout lointaine et inconnue, nourrit un rêve dont elle est le miroir, une sorte d’Eden qui associe la symbolique de l’île à une philosophie de l’ailleurs.

Au delà d’un éloignement simple vers l’inconnu elle induit l’idée d’une rupture avec le monde habituel (et l’idée de l’île s’associe alors à la découverte de l’inconscient). On retrouve aussi dans l’idée de l’île la notion de solitude, de refuge, d’abri où l’on ne saurait être retrouvé.

A travers le retour vers des racines, une histoire, une civilisation, un lieu mythique originel où l’on est à l’abri, au paradis, protégé, entouré d’eau se profile la symbolique du retour au maternel et de la naissance/renaissance.

L’île est alors aussi « l’île du jour d’avant », où le temps marche à rebours, arrêtant l’effroyable avancée de notre propre demain.

L’initiation et l’accès à l’âge adulte et à la sexualité dite génitale passeront par le fait de quitter l’île natale, pour Ulysse comme pour Arturo, héros de l’île d’arturo d’Elsa Morante, chez qui, quitter l’adolescence reviendra à quitter Procida, l’île solaire, l’enfance sauvage et toutes ses certitudes.

L’île, théâtre de l’état amoureux

L’île offre la scène d’un recommencement qui, comme chaque histoire d’amour, recommence le monde

« on ne devrait s’aimer que sur un navire, un radeau ; on le laisse aller et tout le reste du monde est sauf » ( Giraudoux, Suzanne et le pacifique »)

La métaphore géologique est intéressante car si sur le plan géologique « une île est la traduction d’une faille, d’une cassure, puis d’une séparation sous l’effet d’une dérive continentale », Marguerite Duras définissait l’état amoureux comme naissant d’une faille dans la logique de l’univers

De fait, dans la littérature, l’île est souvent le lieu clos du déchaînement pulsionnel, qu’il soit amoureux ou sadique et sur le radeau ou le navire de la psychanalyse, l’amour de transfert et les transfert latéraux trouvent leur terre d’élection où se manifester avec une intensité particulière.

Faire agir le fantasme de l’insularité mythique

Qui choisit de faire escale sur une île, même arrimée par des ponts, vient y chercher inconsciemment un trésor immatériel dont il importe de délimiter les contours et les réminiscences. C’est au niveau du rêve et du mythe que réside la richesse d’une île. Même si celle-ci est toujours un lieu identitaire fort, riche et complexe pour ceux qui y demeurent en permanence.

L’idée de lieu ou de société où perdurerait une harmonie ancienne, vestige d’un mode de vie qui ignorait la différence radicale grande ville /campagne amène à investir des espaces marginaux, propre au développement de l’imaginaire, conservatoire d’arts et de cultures anciennes autochtones ou coloniales qui y ont accosté.

Aller vers une île contribue au retour symbolique vers l’humanité primordiale . considérée comme hors des atteintes du temps, l’île est archaïque autant qu’exotique car distante de l’univers quotidien.

Le mythe de la femme des îles à la fois divinatrice et magicienne en prise directe avec les éléments déchaînés de l’océan, comme avec ceux de l’inconscient est largement représenté dans la littérature.

La femme, la tempête, la mort, la vie, la (re)naissance …

l’île est féminine et concentre les forces mal domptées inquiétantes et irrationnelles du féminin, attribuées à la Déesse-Mère dans les sociétés primitives. Valeurs exclues de la société de consommation, rationnelle et immédiate mais valeurs dont le manque se fait sentir et projeter sur les marges insulaires idéalisées. L’île imaginaire se situe alors comme l’envers du monde.

La décision d’aller dans une île dérive en général du désir de vivre une expérience spirituelle particulière. Pour un espace comme l’île saint louis, minuscule territoire arrimé par des ponts au reste de la capitale, il s’agit en investissant un travail spirituel ou artistique ou psychanalytique lequel tient un peu des deux précédentes dimensions, de faire agir le fantasme de l’insularité mythique en se rendant dans un territoire matérialisant de façon perceptible l’idée de distance, de rupture spatiale et temporelle.

L’austérité, la limite à la démesure humaine, la mise à distance du superfétatoire

Dans la société de consommation, l’île est un territoire qui résiste symboliquement à la société de consommation et de communication. Même dans les conditions du confort moderne l’espace s’y trouve limité, les conditions renvoient aux contraintes de la géographie insulaire. Prendre les transports en commun, faire ses courses, investir ses activités culturelles et sociales nécessite, non métaphoriquement de traverser un pont. Le lien au monde extérieur requiert cette épreuve.

Les ponts sont des espaces sans abri, l’hiver il y a des bourrasques, l’été il n’y a pas d’ombre, dès que la météo n’est pas idéale ils sont exposés. Certains anciens habitants de l’ile saint-louis rapportent leur horreur d’enfants de traverser les ponts pour se rendre à l’école ou au collège les jours de mauvais temps. Traverser un pont est alors une épreuve plus que désagréable qui fait renoncer le plus souvent au superflu ou aux désirs simplement consommatoires.

Etablir le dialogue entre réel et imaginaire

L’île est le lieu privilégié d’un dialogue entre le réel et l’imaginaire, sur les bases concrètes et perceptives de sa beauté elle est susceptible de faire éclore, en l’île elle-même, un regard poétique. Lieu saturé de signes et de sens, l’île anime le besoin de ré-enchantement du monde.

L’île si elle est ainsi créatrice d’identité « isole », dans un rapport dont le redondance à son étymologie devient performative. Elle semble figurer, au moins métaphoriquement l’absence de lien au réel en mouvement, avec le reste du monde.

Baudelaire qualifiait Cythère, île de villégiature d’Aphrodite ou Vénus, déesse de la beauté, « d’île triste et noire » …

« regardez, après tout, c’est une pauvre terre »

Dans le même poème il souligne la dimension de miroir de l’île qui le renvoie à lui même, implorant le ciel « de lui donner le courage de contempler son cœur et son corps sans dégoût », c’est à dire de dominer l’effroi devant l’effet de Vérité d’un miroir.

Cependant le poète ne renonça pas à vivre sur une île et il vécut jusqu’à sa mort quai d’Anjou sur l’île Saint Louis, à quelques dizaines de mètres du cabinet où j’exerce mon activité de psychanalyste..

La claustration impose l’imaginaire ou le voyage

Rien n’est plus fini qu’une île et le besoin de recréer le contact avec le monde ne cesse de s’imposer. Il faut avoir une mentalité d’ascète pour choisir d’y vivre. Pourtant, si Robinson s’échappa de l’île qui le retenait prisonnier, la claustration lui permit l’apprentissage de la vie au contact de son compagnon Vendredi. Que l’on aspire avec nostalgie à y revenir, tel Ulysse à Ithaque, ou que l’on ait hâte de la fuir, la claustration associée à la rencontre d’un autre, impose une expérience de la vie créatrice d’identité.

La relation entre l’île et l’ilien s’établit sur la contrainte, fut-elle fictive ou assez relative, de vivre dans un espace toujours égal, forme d’hypercadre. Elle l’oblige à exploiter jusqu’à épuisement le réalisme des scenarios qui l’entourent . Ce réalisme de l’insulaire est ce qu’il voit ce sur quoi il médite dans les remous de l’eau qui entoure son espace et l’isole du reste du monde.Les habitants de l’île écrivent l’île, photographient, peignent l’île, la représentent sans relâche . Paradoxalement ce réalisme en excès les invite à s’en dégager dans l’imaginaire. Jouir de l’attente, s’attacher à la perception contemplative constitue une matière première pour l’écriture. Le recours à l’insularité peut permettre à l’écrivain de se venger de son insularité psychique, de sa singularité, en la projetant, dans le lieu comme dans l’écriture, manière de l’excorporer.

L’insul arité peut être investie par tous les mouvements émotionnels intenses . Le sentiment, pétri dans la solitude, la condamnation à l’absence, la figuration de la distance peuvent ouvrir tant sur l’amertume que sur la passion contenue, exaltée ou infiltrée de masochisme.

Les formations réactionnelles au sentiment insulaire montrent souvent chez l’ ilien un sentiment grégaire et un besoin vital de connaître, s’informer, parler, questionner, vivre dans toutes les langues et dans tous les mondes. Aussi les étrangers se sentent-ils souvent bien dans les îles et y viennent ils fréquemment.

Pour celui qui demeure ou travaille sur une île, il peut s’agit alors de fuir l’île par le voyage, le plus souvent pour y revenir, ou encore par l’imaginaire, sans la quitter géographiquement, dans le cadre de la pratique artistique ou spirituelle.

Sur une île, on pense toujours aux voyages que l’on n’a pas fait, voyages géographiques, voyages fictifs ,rencontres, les uns s’alimentant, souvent des autres.

Si l’écriture, l’art en général permettent une forme possible d’éloignement du quotidien et des audaces qui défieront et inspireront sa capacité à se libérer de lui même, de son environnement, de ses limitations, elles ne délivrent pas l’artiste du « destin psychique insulaire » qui est le sien : quête, insatisfaction recherche de racines et de prisons élues continueront à alimenter son psychisme.

Ou encore la claustration de l’ilien peut lui suggèrer d’ouvrir l’ île aux vents du monde, aux migrations multiples, aux échanges culturels, économiques, artistiques spirituels.Il faut cependant souligner que cette dernière attitude favorisant la singularité accueillante nécessite un effort concret et quotidien tant est naturel, l’isolement.

l’Eden artistique

Le désir pour les îles s’alimente également des mouvements artistiques qu’elles suscitent en leur sein. Une île qui n’est pas investie par l’art, le spirituel ou la culture ne jouera pas le rôle des îles Fortunées, archipel mythique de l’Antiquité. Le livre de Pierre Loti, le mariage exploitant le thème du paradis tropical et de la sensualité débridée des vahinés fut pour beaucoup à l’origine de la passion pour Tahiti, Van Gogh souligna l’intérêt de l’ouvrage de Loti pour inspirer la représentation picturale, ce qu’appliqua Paul Gaughin. En réalité le peintre ne mit pas en scène le Tahiti qu’il voit mais celui de ses rêves et fantasmes . Séductrice, l’île l’est d’être inspiratrice. La réalité artistique est, elle une construction fictive.mais comme toute fiction elle nécessite un support perceptif, support que fournira parfois la réalité géographique d’une île

La psychanalyse est elle l’investissement d’une île ?

Si l’artiste, « créateur de lieux, de lieux pour le psychisme » selon l’expression de Didi Hubermann s’attache inlassablement à trouver selon les termes de Rimbaud, « le lieu et la formule », la frontière extérieure de ce territoire renvoie à la frontière interne, psychique, qui n’a pu être symbolisée ou aux avatars de son inscription douloureuse dans une filiation. Un arrimage ou une inscription dans un lieu marque l’appartenance comme une signature, il peut aider à la construction de représentations psychiques.

Le désir de fusion ou de confusion dans le corps maternel, comme lieu de l’origine, constitue un ancrage pour l’écriture, pour le travail artistique en général pour le travail psychanalytique en particulier. La présence d’une île donne un berceau à la création, création artistique ou création des enveloppes du moi qui lui permettront de quitter l’île et de voguer vers le vaste monde.

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