Constructions reflétées, métaphore du miroir dans l’analyse



L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

La métaphore du reflet dans le miroir, comme celle de « l’analyste-miroir » permettent d’interroger les constructions que nous nous formulons à la lumière de nos théories les quelles fonctionnent en nous comme un double narcissique.

Le paradoxe de l’artifice

Le thème du miroir peut, avec ou sans artifice s’articuler à celui de la construction. La notion d’artifice est paradoxale et féconde. Artifice renvoie à l’art consommé ou à l’habileté technique, à une construction ingénieuse. Un second sens se déploie autour de la notion d’art de tromper, de déguiser la nature ou la vérité, renvoyant aux notions d’échafaudage, de feinte, de leurre, de mensonge. Un troisième sens ne renvoie qu’à l’instrument, l’engin, lui même tel le terme de feu d’artifice, également employé dans la langue courante de façon métaphorique, désignant ce qui éblouit un instant, qui jette un éclat passager. « C’est un vrai feu d’artifice » se dit d’un discours ou d’un écrit plein de saillies spirituelles.

Artificiel désigne ce qui est créé par la technique, par la pensée humaine ( abstractions, structures abstraites, choses mentales considéré comme non lié directement à la nature, aux données objectives ou aux lois de la raison. Ce sens peut être péjoratif, créations de la vie sociale superposées illicitement à la nature, sous le signe d’une idéalisation de celle-ci et de la spontanéité chez des philosophes comme Voltaire, Rousseau ou Fénelon.

A l’inverse, d’autres auteurs insisteront sur la valeur de construction de l’artificiel « c’est par l’artificiel, en effet, que la nature pénètre chez l’homme : ce que l’enfant a sous les yeux il n’en voit la beauté que l’il l’a rencontré d’abord dans une forme reproduite » énonce E. Jaloux dans Le dernier jour de la création, illustrant la nécessité vitale de l’art et de la construction pour se représenter la nature. Ce qui rejoindrait l’idée de « stade du miroir » rencontrée dans la mère, développée par lacan.

L’artifice dénonce au delà de la valeur de la forme, son excès : rien ne prédispose plus à tomber dans l’artificiel que d’être dominé par le souci de construire…

Dans cette perspective paradoxale de la construction et de l’artifice nécessaire, tout l’art de l’analyste consisterait à parvenir à édifier un schéma théorique valable pour appréhender la patient qui s’adresse à lui, s’y adapter et mieux le traiter.

En comparant la sorcière métapsychologie aux « échafaudages utiles pour la construction d’une maison » Freud inscrivait l’hypothèse d’une métapsychologie artifice au service de la clinique et pas l’inverse.

Fonction encadrée et encadrante du miroir

La métaphore du miroir est rendue fonctionnelle par la notion commune de cadre. Un miroir, même très grand est en tant qu’objet toujours circonscrit. Qui s’y reflète inscrit un tableau dans le cadre du miroir. De par cette fonction encadrée et encadrante, tout ce qui s’y passe est isolé du reste du monde. « en l’isolant de l’immense nature » énonce Baudelaire dans un poème dénommé le cadre.

A. Culioli linguiste insiste sur la notion d’enclos à l’origine de « l’heimlich », qui ressortit à deux sphères de représentation le familier, confortable et le secret, dissimulé et caché dont l’unheimlich, l’inquiétant, déploie les opposés. Il faut remarquer que Freud s’est intéressé à l’inquiétant, donc au surgissement insolite de l’inconscient à travers une multiplicité de reflets littéraires. Le miroir renverrait par sa fonction encadrante à la notion de clôture, mais par la dimension infinie et illimitée du reflet il la transcenderait.

Analyste miroir ?

Si le miroir-objet réfléchit l’image, l’analyste pense par rapport au matériel amené par son patient. Il constitue et restitue pour celui-ci au fil du temps une image mentale de l’histoire, de la singularité personnelle et psychopathologique de l’analysant d’une façon qui n’est pas sans analogie avec celle de Stendhal, lequel considére « le roman est comme un miroir qui se promène le long d’un chemin ».

On a parlé « d’analyste miroir » qui n’eut été habité que du seul reflet de la psyche du patient. Certes, on le reconnaît désormais investi de son contre-transfert. Vis à vis duquel écoles et théories se montrent plus ou moins sobres.

Du côté du patient il semble que la métaphore du miroir soit encore active ou garde une fonctionnalité intermittente qui se révèle féconde à explorer au delà de l’amour narcissique résistance contre celui du transfert.

Loin d’être un miroir neutre, l’analyste participe aux turbulences, au chaos des changements catastrophiques par le biais de l’identification projective. Mélanie Klein et Bion l’ont formalisé. La construction de l’analyste travaille comme un miroir mais elle fait plus que refléter les fragments projetés, elle les réabsorbe et les unit en les formalisant dans une scène, un scenario, un espace pour la représentation. L’activité de l’analyste partage avec les formes artistiques l l’utilisation de la métaphore, de l’analogie de la symétrie.

R. Dadoun souligne que le domaine privilégié de l’image, -noyau de l’action vers le miroir ou de « l’action du miroir » -, se niche dans l’intimité de la vie psychique. « Les images externes, celles qui composent notre environnement quotidien et dans lesquelles nous baignons, nous pourrions les qualifier d’ expressionnantes, pour marquer la visée extériorisante de leur fonction expressive et pour dire à quel point elles nous occupent, nous saturent, de telle sorte que nous avons peine à prendre en considération le travail des images internes, des images constitutives de notre vie psychique. Par symétrie avec les précédents, ces images internes mériteraient d’être définies, littéralement comme impressionnantes : puisqu’en même temps que proprement saisissantes, elles impriment leur marque indélébile, sur l’être essentiel de l’homme. »

Le reflet du miroir ne permettrait-il pas de discerner, de créer un pont entre les images externes et cette imagerie intérieure pléthorique et floue, mythe, symbole, fantasme, roman familial. L’analyste miroir retrouverait alors sa noblesse psychique liberté de la représentation au delà du conformisme telle que la permet le miroir.

Intérêt de la métaphore du miroir

1. Spécularité, déplacement imaginaire, mise en évidence de liens, analogie

Un miroir capte les détails de la réalité. Le reflet est, à la fois extérieur et intime d’où le flottement des limites. Il incite à une lecture non littérale, en perspective et se joue des différentes mises en lumière. Animé du geste de celui qui se contemple, un reflet devient concret et participe au travail de la mémoire et de la conscience.

Le miroir ne restitue pas l’image de la réalité mais celle de son empreinte sur la glace. Il est possible de faire fonctionner la métaphore du miroir pour nos constructions analytiques, restituant l’image de la réalité perçue sur l’écran de nos théories implicites et explicites mises en oeuvre. La métaphore de Stendhal, du miroir le long d’un chemin convient également au processus analytique s’il s’agit d’un miroir pensant et animé d’émotions.

La spécularité est une technique de déplacement imaginaire. Elle engendre des figures familières et désorganise l’espace-temps du fait de l’inversion des repères spatiaux. Il s’agit dans le reflet d’une problématique de l’analogie et non de la réplication.

A l’origine de nos liens constructifs, l’analogie attire l’attention sur les rapports et non sur les objets qui sont en rapport, ceux ci ne sont que les points d’ancrage d’un support. Du fait de l’image inversée le reflet exprime le paradoxe. A noter que les jeunes enfants pour résoudre cette image d’eux-mêmes inversée qu’ils voient dans le miroir vont le toucher pour comprendre ce dont il s’agit. Cette résolution par le toucher et la perception directe perdure sans doute toute la vie face au registre de l'imaginaire.

Le reflet dans le miroir a pour origine une chose extérieure. S’il s’agit de nous mêmes le reflet est excorporé.

2. synesthesies, clivages , rapport au double

Dans le regard dans le miroir se dévoile des correspondances entre différents sens, ou des clivages, des synesthésies ou leur absence paradoxale.

Il semble en tous cas incontestable qu’en l’absence de miroir, l’expérience, celle de la perception directe eût été fort différente.

La connaissance est de l’ordre de la séparation, de la distinction, du discernement. Elle suppose une séparation du sujet et de l’objet et une prise de distance. Le reflet dans le miroir entre en scène pour aider au discernement, créer une conscience auto observante.

Aragon devait développer dans un poème l’image du miroir qui voit. Une telle thématique renvoie à la problématique de l’autoportrait dont certains peintres tel Rembrandt ont jalonné leur parcours en réalisant plusieurs dizaines de toiles tout au long de leur vie. l’autoportrait n’est il pas l’illusion de se voir avec un autre œil . Je est un autre entre déréalisation et dépersonnalisation. Le double assure contre la disparition du moi et fournit un démenti énergique à la puissance de la mort, défense contre l’anéantissement par la multiplication des images ainsi qu’il en est dans la langue du rêve.

3. Hyperesthésie et relation au toucher

Les constructions reflétées sont hyperesthésiques à l’origine de la puissance, au sens de force, dans l’analyse des mouvements transférentiels.

Le reflet déclenche une coalescence dans le présent du passé et le visuel. La médiation du reflet dans le miroir semble être une façon de contourner le toucher au profit du visuel. Or le toucher y compris celui de la voix apaise là où le visuel excite souvent. Le miroir induit une extrême frustration du registre du toucher.

Cet évitement du toucher , loin de produire une anesthesie amène une bascule dans le registre imaginaire source d’une hyperesthésie ou la médiation du reflet permet de se livrer à ses fantasmes voire de rompre le contact vécu comme intrusif avec le corps de l’autre. Dans « Perdre de vue » Pontalis explore l’abîme psychique de la privation de la vue. Pour certains patients, le fantasme de perte de vue lors du passage du fauteuil au divan peut se montrer douloureux, la voix ne remplace pas immédiatement, il faut trouver, dévoiler sans doute, un autre registre de relation incluant une sensorialité de la séance souvent préalablement méconnue ou atrophiée. Un patient avait évoqué le fait qu’il eut aimé dissimuler un petit miroir pour retrouver visuellement l’image du visage de l’analyste le regardant. Une anorexique contemplait parfois dans des moments d’angoisse dans le reflet de ses lunettes qu’elle dégageait de ses yeux la présence corporelle de l’analyste. Cette relation au reflet de l’autre tend à compenser par la surestimation visuelle une carence fondamentale concernant le toucher et la proprioception. Certains patients narcissiques sont acculés à vivre dans une image corporelle idéalisée ou dans le reflet de celle d’un autre.

Je citerai l’extrait de Sartre issu de son livre « les mots ». paradoxe du miroir de lui découvrir le naturel voilé par l’artifice que le personnage s’acharne à édifier par le rôle auquel il s’acharne à se conformer

« je disparus, j’allais grimacer devant une glace. Quand je me les rappelle aujourd’hui ces grimaces, je comprends qu’elles assuraient ma protection : contre les fulgurantes décharges de la honte, je me défendais par un blocage musculaire. Et puis en portant à l’extrême mon infortune, elles m’en délivraient : je me précipitais dans l’humilité pour esquiver l’humiliation, je m’ôtais les moyens de plaire pour oublier que je les avais eu et que j’en avais mésusé ; le miroir m’étais d’un grand secours : je le chargeais de m’apprendre que j’étais un monstre ; s’il y parvenait mes aigres remords se changeaient en pitié. Mais , surtout , l’échec m’ayant découvert ma servilité , je me faisais hideux pour la rendre impossible , pour renier les hommes et pour qu’ils me reniassent. Par torsion et plissement combinés je décomposais mon visage : je me vitriolais pour effacer mes anciens sourires.

… Je n’avais pas de vérité : je ne trouvais en moi qu’une fadeur étonnée…

...la glace m’avait appris ce que je savais depuis toujours : j’étais horriblement naturel. Je ne m’en suis jamais remis »

4. Le rapport au temps et à la filiation

Le miroir marque le temps par à coups, scansion, à la façon des cloches, en un ébranlement qui crée une rupture dans le quotidien. A l’origine de l’angoisse du vieillissement et de la mort. G. Garcia-Marquez en donne une vision éclairante dans l’amour au temps du choléra.

« cette ressemblance, Florentino Ariza ne la découvrit que bien des années plus tard , un jour qu’il se coiffait dans le miroir et il comprit alors que lorsqu’un homme commence à ressembler à son propre père, c’est qu’il commence à vieillir… »

Dans l’inquiétante étrangeté, le souvenir évoqué par Freud dans la glace de la porte des toilettes ouverte brutalement par une secousse du train où lui apparaît soudain sa propre image « un monsieur d’un certain âge en robe de chambre un bonnet sur la tête » qu’il ne reconnaît pas jusqu’à le prendre pour un autre dans un premier temps associe ce double dans le reflet à l’angoisse de sa mort.le détail important , comme pour le héros Florentino semble être « un certain âge »

Il faut remarquer que le travail de Lacan sur le stade du miroir est l’une des rares références chronologiques de l’œuvre de l’auteur. Ce stade est inscrit dans le temps du développement de l’enfant.

5. Miroir objet transitionnel ou miroir « glaçant du narcissisme

Le miroir se fait gardien de l’empreinte de l’aimée qui, vue dans le miroir, y reste inscrite.Un reflet immatériel perçu induit une sensorialité visuelle hallucinatoire et génératrice d’émotion.

« un soir, il entra au Meson de don sancho, un restaurant colonial très en vue et occupa le coin le plus reculé ainsi qu’il en avait coutume…Soudain il vit fermina Daza dans le grand miroir du fond, assise à une table avec son mari et deux autres couples, dans un angle qui lui permettait de la voir reflétée dans toute sa splendeur. Elle était touchante, tenait la conversation avec grâce et sa beauté était plus radieuse encore sous les énormes lustres de Venise. Alice avait retraversé le miroir…

Florentino l’observa à loisir le souffle court…(il) vécut avec elle un instant de vie, déambula sans être vu dans l’enceinte interdite de son intimité.. »

Dès lors Florentino harcèlera l’aubergiste pour posséder ce miroir.

« Florentino arriva, accrocha le miroir chez lui, non pour l’authenticité de son cadre mais parce que son espace intérieur avait été occupé deux heures durant par l’image aimée.. »

« au pied du lit, il y avait le grand miroir du Meson de Don Sancho et il lui suffisait de le regarder en s’éveillant pour voir Fermina Daza reflétée dans le fond »

Que l’image visuelle seule puisse combler l’amant esseulé n’est pas sans interroger, chez ce dernier sur la carence de la fonction du toucher et la prévalence d’un registre imaginaire et idéel dans la relation à l’autre.

Toute autre : voluptueuse et morbide, la passion nait dans la glace (dans le double sens du mot) sous le signe de Narcisse, dès la première rencontre des amants de Belle du Seigneur d’A Cohen

"...elle s'est approchée de la glace du petit salon car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et, alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s'est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres sur la glace. notre premier baiser, mon amour, Ô ma soeur folle, aussitôt aimée , aussitôt mon aimée par ce baiser à elle-même donné. un battement de paupières, le temps d'un baiser sur une glace et mon âme s'est accrochée à ses longs cils recourbés..."

6. Le reflet et la résistance, le regard retourné

Le miroir-objet résiste toujours à rendre l’image qu’on souhaiterait voir en lui. Le schème mental constitué par le psychisme se sensibilise dans le miroir et dévoile ses failles et illusions. Il peut provoquer l’avalement ou la résistance. Le silence de l’analyste peut fonctionner comme un miroir. De même l’analysant qui est silencieux se met dans une situation qu’il veut rendre symétrique par un jeu de miroir. Lorsqu’une glace reflète une glace la mise en abyme peut inscrire un couloir à l’infini qui se perd dans l’illimité.

Tabucchi détaille le paradoxe de l’image inversée du miroir : « En nous restituant notre image inversée sur l’axe avant-arrière , le miroir produit un effet où se dissimule peut être un sortilège : il nous regarde du dehors, mais c’est comme s’il fouillait au dedans de nous . notre propre vue est loin de nous être indifférente, elle nous intrigue et nous trouble comme aucune autre ne saurait le faire : c’est ce que les philosophes taoïstes ont appelé le regard retourné »

Lorsque Flaubert énonce « madame Bovary , c’est moi » il effectue une transformation en miroir dans le féminin pour retrouver l’image inversée en miroir de lui même. De même Borgès inscrivant sur sa carte de visite , j.L. Borges , contemporain, indique sa volonté , d’être image en miroir, de tous les hommes de sa génération

6.Le reflet n’est pas virtuel

Le reflet suppose toujours la présence fut elle symbolique de l’autre. Pour créer un reflet il faut que l’objet soit là , ou métaphoriquement évocable par le travail de la mémoire. Que le reflet soit hyperesthésique par rapport à la perception directe s’analyse peut être sur un traitement particulier de la présence de l’objet qui court- circuite le toucher. A la différence , le virtuel ne suppose pas la présence de l’autre et peut créer un objet en son absence totale, à la façon d’un miroir qui conserverait un reflet en dehors de toute présence humaine ce qu’a créé de façon baroque et paradoxale l’écrivain H. Murakami. On sait que si les schizophrènes évitent le miroir et ne s’y reconnaissent, ils n’ont aucun doute sur le fait qu’il s’agisse, dans ce reflet d’eux-mêmes.

Lorsque H.P. Lovecraft, dans sa nouvelle "Je suis d’ailleurs" énonce : « Mon aspect physique , je n’y pensais jamais non plus car il n’y avait pas de miroir dans ce château et je me considérais moi-même automatiquement semblables à ces êtres jeunes que je voyais dessinés et peints dans les livres. Et je me croyais jeune parce que j’avais peu de souvenirs. » Il n’est pas interdit de penser que le déni de la réalité, de la fuite du temps se soutiennent de l’absence de rapport à tout reflet de soi même de son image, de la mémoire, de l’évitement de la pensée. Le héros eut pû croiser son reflet dans une flaque d’eau s’il l’avait cherché.

L’objet miroir réintroduit le principe de réalité.

Conclusion

La métaphore du miroir ou de l’analyste miroir, si elle n’est certes pas à prendre à la lettre est intéressante pour envisager les constructions analytiques .L’aventure de l’analyse édifie une construction de l’autre en tant qu’autre ou l’analyste projette tout à la fois son contre-transfert théorique et son contre-transfert au sens courant. Dans cette chimère du couple analytique, l’analyste pourrait, dans une certaine mesure évoquer ces miroirs dénommés « miroirs de sorcières » à la surface convexe créateurs de formes tant à partir de l’image naturelle que de leur propre déformation, formes dans lesquelles les sorcières lisent des figurations symboliques.

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