La peau, la parole et le toucher



Communication prépubliée pour le Congrès des Psychanalystes de Langue Française des Pays Romans , mai 2007, thème : la Cure de Parole, parue dans le numéro spécial congrès du bulletin de la Société Psychanalytique de Paris. Non publiée ultérieurement

L'écriture - Psychanalyse et Art | Martine Estrade | Literary Garden

Le modèle biologique de la peau permet d’interroger le lien dans la psychanalyse entre la parole et le toucher et la fonction symbolique de l’interdit du toucher.

Peau et représentation ne sont pas dissociables

La peau, animée du toucher, organise, dès l’origine, la totalité de la sensorialité et permet le dépassement de celle-ci vers la pensée, la parole. Inspirante, elle met l’accent sur les qualités sensibles de la vie psychique. La peau dans l’art et la culture révèle les rapports que chaque espèce nourrit avec la représentation humaine.

L’ectoderme, origine embryologique commune de la peau et du cerveau, ouvre l’accès à l’enveloppe symbolique des mots. Unis par des connexions anatomiques étroites entre leurs cellules, peau et cerveau produisent, comprennent et contrôlent les mêmes messages, signaux physiques de l’influx nerveux, chimiques des neuromédiateurs. De tous les organes sensoriels, le toucher est le plus vital, premier sens à apparaître, au huitième mois de la gestation, par les fibres sensibles au toucher léger et aux caresses, non réceptrices aux coups et aux brûlures. Le primat du contact affectif par la peau est physiologiquement à l’origine de la totalité du développement sensoriel du nouveau-né, son absence a des conséquences psychiques et vitales. Lorsque le toucher est défaillant, le psychisme est acculé à des formations substitutives et se développe fréquemment une phobie du toucher qui s’associe souvent aux pathologies narcissiques graves. « Avant ma perte sensorielle, je ne pense pas que j’aurais été capable d’assassiner ainsi… C’est le corps qui rend gentil et plein de compassion pour son prochain », énonce le tueur d’un roman d’A. Nothomb, Journal d’Hirondelle.

Étalée sur la surface corporelle, la peau se livre, sans possibilité de se soustraire et sans fermeture, aux sensations de l’environnement, au regard, au toucher gestuel ou symbolique des émotions. Cerveau périphérique, elle renseigne l’autre et sur l’autre en permanence.

La peau est un premier langage qui révèle, en cas de débordement émotionnel, en même temps qu’elle dissimule : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue », énoncé par Phèdre, traduit l’excès, la proximité du geste (dans la pâleur, le sang reflue pour se préparer à s’enfuir et à irriguer le cœur).

Des écrivains honorent la peau. Pour Diderot, « Le toucher est le sens le plus profond et le plus philosophe. » Et Paul Valéry d’énoncer : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau », « Et puis moelle, cerveau, tout ce qu’il faut pour sentir, pâtir, penser… être profond, ce sont des inventions de la peau ! Nous avons beau creuser, docteur, nous sommes “ectodermes”. »

La fragilité et l’exposition de cette surface d’échange, son érogénéité, fait que le toucher, dès lors qu’il est civilisé, est toujours codifié, ordonné et qu’il existe un interdit social du toucher à valeur symbolique ordonné selon les croyances culturelles, spirituelles ou religieuses.

Freud : les zones érogènes et le narcissisme

Freud aborde le toucher dans la théorie des zones érogènes, qu’il met en relation avec la libido du moi dans l’introduction au narcissisme. « Nous pouvons nous décider à tenir l’érogénéité pour une propriété générale de tous les organes, ce qui nous autorise à parler de l’augmentation ou de la diminution de celle-ci dans une partie déterminée du corps. À chacune de ces modifications de l’érogénéité dans les organes pourrait correspondre une modification parallèle de l’investissement de la libido dans le moi. » (1914). Le retrait de la libido dans le moi et dans l’investissement des organes comme zones érogènes devenues douloureuses est à la base de l’hypocondrie. En Asie, des thérapies par massages rétablissent un contact perceptif altéré par la fixation spécifique et modifient sans doute aussi l’équilibre narcissique. L’érotisme issu des zones érogènes, polymorphe chez l’enfant s’unifie, sauf chez le pervers, sous le primat des zones génitales. Les destins de la sexualité infantile, refoulements, formations réactionnelles, sublimations, vont se constituer aux dépens de ces excitations fournies par les zones érogènes sous l’égide de l’autoérotisme. Il sera cependant impossible de dissocier l’émergence de ces zones érogènes multiples des rencontres tactiles génératrices de plaisir avec l’objet et les soins maternels. Sans doute durant toute la vie.

Aux failles du moi correspondront souvent des altérations de la peau physique. Les principales pulsions (attachement, libido, destruction) sont mobilisables par la peau, zone érogène spécifiquement excitable par le couple sadisme-masochisme. La peau comporte deux feuillets, correspondant à sa bivalence fonctionnelle de pare-excitation et de communication des significations.

Freud (1923) souligne que le toucher est le seul des cinq sens externes à être réflexif : qui touche est touché. La réflexivité tactile organise les autres réflexivités sensorielles (auditive, olfactive, visuelle) et la réflexivité de la pensée.

D. Anzieu : la notion de moi-peau

L’auteur a théorisé de façon métaphorique, à partir du modèle de la peau,primat structural dans le développement sensoriel, la question des enveloppes psychiques en psychanalyse.

Freud n’a découvert la psychanalyse (le dispositif de la cure, l’organisation œdipienne des névroses) qu’après s’être assigné dans sa pratique l’interdit du toucher, sans en produire la théorie. Il est possible que sa phobie de la musique ait correspondu à une phobie du toucher par les sons, auquel il substitua la symbolique des mots.

Pour qu’advienne un fonctionnement propre à un moi psychique différencié d’avec le moi corporel et articulé avec lui par un système de représentation, celui de la pensée, il est nécessaire de renoncer, sous l’effet du double interdit du toucher, au primat des plaisirs de peau puis de main, en transformant l’expérience tactile concrète en représentations de base sur le fond desquelles des systèmes de correspondances intersensoriels peuvent s’établir, à un niveau d’abord figuratif qui maintient une référence symbolique au contact et au toucher, puis à un niveau abstrait, dégagé de cette référence. À partir de ce trajet théorique idéal surgiront des questionnements cliniques issus des apories du cheminement originaire.

Interdire implique de donner forme à la représentation du toucher dont le manque est mis en scène par le cadre de la cure.

Ainsi, quels seraient les effets qu’auraient, selon les modes d’organisations de l’économie psychique, des stimulations tactiles : restauration narcissique, excitation érogène, traumatisme ? La répétition du jeu des interactions tactiles dans la communication primaire serait-elle nécessaire, inutile, bienfaitrice, dommageable ? Le toucher est-il représentable dans le langage ou celui-ci est-il clivé ? Qu’adviendrait-il d’un sujet qui ne pourrait reconstituer dans la cure le « moi-peau » qu’il n’a pu construire ? L’injonction de le dépasser dans un moi-pensant ne serait-elle pas paradoxale ? L’interdit du toucher n’est fonctionnel que dans la reconnaissance du primat, originaire, structural du toucher.

Freud, après le rêve de « l’injection faite à Irma », a renoncé à l’échange tactile au profit du seul échange langagier (en dehors de la poignée de main initiale et finale, qui n’est pas sans importance clinique pour fonder la réalité de la relation). L’interdit du toucher rend possible la découverte de l’interdit œdipien, qui prohibe l’inceste et le parricide. Mais ce parce qu’il reprend sur un plan symbolique ce qui s’est échangé antérieurement dans les interactions visuelles et tactiles. Donc à supposer que ces échanges structurants aient eu lieu ou puissent s’étayer sur une sensorialité de la séance suffisante qui respecte à la fois l’interdit et la nécessité de correspondances sensorielles et symboliques avec le toucher.

Le patient névrosé peut utiliser la fonction symbolique de l’interdit du toucher ou la refuser au profit de ses résistances. Les hystériques peuvent refuser la distance requise pour que s’instaure une relation de pensée, les obsessionnels peuvent satisfaire leur tendance à maintenir la relation d’objet à distance, l’érotisation de la pensée, la phobie du contact, l’horreur d’être touché.

Chez les personnalités narcissiques, la symbolique du toucher n’est pas présente, le langage clivé accroît la destructivité et le risque est de retrait du moi, fuite dans l’imaginaire, haine de la réalité, conduisant à une position schizoïde, maximisant la distance et l’absence d’engagement dans la névrose de transfert ou favorisant une sorte d’hypocondrie analytique, activité de pensée langagière clivée qui tourne à vide et se détache tant de la vie quotidienne que de la relation analytique, devenue pure projection.

Comme le souligne Barthes : « Puissance du langage : avec mon langage je puis tout faire : même et surtout ne rien dire. Je puis tout faire avec mon langage mais non avec mon corps. Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit. Je puis à mon gré modeler mon message, non ma voix. »

Dans certains cas, un travail en face à face établissant un toucher symbolique et sensible sous forme de dialogue visuel, posturotonique, mimique, respiratoire peut permettre à ces patients d’introjecter ainsi un moi-peau contenant d’où émergeront figures et représentations. Après Anzieu, des cliniciens comme Joyce Mac Dougall l’ont développé dans leur pratique. La multiplication de ces contacts, traduisant le fait que le thérapeute est « touché » par le patient (le terme est le même), réalise des équivalents symboliques des contacts tactiles défaillants.

En clinique, le toucher est à l’origine de formations substitutives mettant en scène les autres sens s’il est trop excitant. Un peintre, Cézanne, dont les biographes rapportent la phobie du toucher, a semblé compenser par la captation visuelle de la minutie de détails dans la saisie indéfiniment répétée de la campagne aixoise l’impossibilité du toucher de la peau maternelle. Une telle substitution du toucher, par la captation visuelle est un phénomène fréquent chez des patients peintres.

Maintes défenses psychiques s’inspirent des défenses de la peau. Ainsi, la carapace d’insensibilité en face du sadisme lors d’une agression sexuelle infantile décrite par Ferenczi (Journal clinique : « penser avec le corps c’est comme l’hystérie »). La régression des psychismes spécialisés aux forces psychiques primaires suit le modèle physiologique et l’intelligence surprenante de l’inconscient prend la forme de la réponse cutanée, la prolongation du contact auquel on ne peut échapper augmente la distance perceptive par annulation de la sensation.

Le plaisir du toucher des mots aussi suscite l’envie. C. David souligne que l’analysant est poète, et qu’une part de la libido interpretandi de l’analyste est issue de la jalousie devant celui qui savoure le plaisir d’un corps à corps charnel avec les mots. « Non seulement dans son principe mais tout au long de son développement illimité, la parole procède de ce qui l’excède. » L’auteur relève l’existence d’interprétations qui participent du processus artistique – leur exécution précède leur conception. Elles procéderaient d’une perméabilisation brutale du moi-peau de l’analyste en contact avec les formations psychiques inconscientes de l’analysant.

Violence de l’interprétation, reviviscence imagoïque et mécanismes défensifs du moi-peau

Piera Aulagnier dénomme « violence de l’interprétation » la conjonction du mystère sonore et de l’impuissance sémiotique à l’origine d’états entre douleur et colère, dépendance mal supportée à une mère « porte-parole ». Cette détresse, parfois réactivée dans l’analyse – a fortiori lorsque le langage est pour le patient clivé des affects –, actualise alors dans le moi psychique naissant l’imago de la mère persécutrice.

Cette reviviscence du lien imagoïque induit des mécanismes de défenses inconscients opposés au déroulement du processus : démantèlement bloquant le dynamisme intégrateur des sensations, identification projective, clivages multiples de l’objet en fragments de soi et de l’objet, lesquels s’éparpillent dans un espace nébuleux sans valeur transitionnelle, ceinture de rigidité ou d’agitation motrice ou souffrance physique constituant une seconde peau psychotique, carapace narcissique, enveloppe masochique suppléent en le masquant au moi-peau défaillant. Toutes ces défenses sont inspirées, de façon métaphorique, du fonctionnement physiologique de la peau blessée.

Les formes de déni de l’interdit du toucher, passages à l’acte avec toucher effectif abusif transgressif ou mise à l’écart du toucher par « dérive conceptuelle », investissement du mot pur signifiant vidé d’affects et de sensorialité, sont pathogènes et réactivent la blessure narcissique de l’accès perturbé ou impossible à la symbolisation, à une parole qui, d’être issue d’un contact de peau préalablement défaillant, ne se constitue pas.

Le respect de l’interdit du toucher, garant de la fonction vitale et symbolique du toucher, nécessite de maintenir une parole qui, pour être signifiante, doit rester sensible et tendre, en « touchant », à réduire le clivage entre l’affect et la représentation modifiant ainsi l’équilibre narcissique pathologique.

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