Le toucher « perdu » de la psychanalyse
Texte pour une intervention au colloque sur « le Corps », université de Tunis, sous la direction du Professeur Riadh Ben Rejeb
Au commencement était la peau et le toucher que la pratique de la psychanalyse nous interdit. Sans cet interdit fondateur, il n’est pas de psychanalyse. Pour déployer la problématique du toucher dans la psychanalyse je ferai retour sur la peau, les zones érogènes et le narcissisme et la notion développée par didier Anzieu de Moi-peau avec les mécanismes de défense de celui-ci. La séance d’analyse sera alors envisagée dans son enveloppe sensorielle, seule garante de son efficacité symbolique. La sensorialité de la séance respecte tout à la fois l’interdit du toucher et la nécessité de correspondances sensorielles et symboliques avec le toucher.
Peau et représentation ne sont pas dissociables
La peau, animée du toucher, organise, dès l’origine, la totalité de la sensorialité. Elle permet le dépassement de celle-ci vers la pensée, la parole. Inspirante, elle met l’accent sur les qualités sensibles de la vie psychique. La peau dans l’art et la culture révèle les rapports que chaque espèce nourrit avec la représentation humaine. Le tatouage, les démarches esthétiques banales mettant en scène le corps, comme la parure et le maquillage sont dépositaires du témoignage, de l’inscription d’une histoire, de fantasmes personnels traduisant les théories sexuelles infantiles et s’inscrivant dans les symboles culturels, d’une mise en scène psychique.. Parer, décorer son corps est toujours un acte symbolique et de civilisation
Lorsque la parole échoue, la peau peut se trouver déléguée à cette fonction effigique, testamentaire, identitaire de la mise en scène psychique dans une construction esthétique à potentiel mortifère comme le sont certains tatouages ou cicatrices.
La peau est normalement animée du toucher réel ou virtuel, historique ou actualisé, toucher codifié par l’analyse et la culture de telle sorte que la peau est organisatrice de la sensorialité et en permet le dépassement dans la pensée, la parole et la spiritualité.
L’ectoderme, origine embryologique commune de la peau et du cerveau, ouvre l’accès à l’enveloppe symbolique des mots. Unis par des connexions anatomiques étroites entre leurs cellules, peau et cerveau produisent, comprennent et contrôlent les mêmes messages, signaux physiques de l’influx nerveux, chimiques des neuromédiateurs.
De tous les organes sensoriels, le toucher est le plus vital, premier sens à apparaître, au huitième mois de la gestation, par les fibres sensibles au toucher léger et aux caresses, non réceptrices aux coups et aux brûlures. Le primat du contact affectif par la peau est physiologiquement à l’origine de la totalité du développement sensoriel du nouveau-né. Son absence aura des conséquences psychiques et vitales.
Lorsque la relation par le toucher est défaillante dans l’enfance, le psychisme est acculé à des formations substitutives et se développe fréquemment une phobie du toucher qui s’associe souvent aux pathologies narcissiques graves. Les sérials killers seraient selon de nombreuses études américaines des phobiques du toucher ou le seul toucher est le meurtre.Le tueur du roman d’A. Nothomb, Journal d’Hirondelle l’énonce précisément :
« Avant ma perte sensorielle, je ne pense pas que j’aurais été capable d’assassiner ainsi… C’est le corps qui rend gentil et plein de compassion pour son prochain »
Étalée sur la surface corporelle, la peau se livre, sans possibilité de se soustraire et sans fermeture, aux sensations de l’environnement, au regard, au toucher gestuel ou symbolique des émotions. Cerveau périphérique, elle renseigne l’autre et sur l’autre en permanence..
La peau est un premier langage qui révèle, en cas de débordement émotionnel, en même temps qu’elle dissimule : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue », énoncé par Phèdre, traduit l’excès, la proximité du geste (dans la pâleur, le sang reflue pour se préparer à s’enfuir et à irriguer le cœur).
Des écrivains honorent la peau. Pour Diderot, « Le toucher est le sens le plus profond et le plus philosophe. » Et Paul Valéry d’énoncer : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau », « Et puis moelle, cerveau, tout ce qu’il faut pour sentir, pâtir, penser… être profond, ce sont des inventions de la peau ! Nous avons beau creuser, docteur, nous sommes “ectodermes”. »
La vulnérabilité et l’exposition de cette surface d’échange, son érogénéité, fait que le toucher, dès lors qu’il est civilisé, est toujours codifié, ordonné et qu’il existe un interdit social du toucher à valeur symbolique ordonné selon les croyances culturelles, spirituelles ou religieuses.
De même dans le tango, danse dont le nom viendrait de tangere, toucher, le toucher n’est pas libre mais très précisément codifié.
Freud : les zones érogènes et le narcissisme
Freud aborde le toucher dans la théorie des zones érogènes, qu’il met en relation avec la libido du moi dans l’introduction au narcissisme. « Nous pouvons nous décider à tenir l’érogénéité pour une propriété générale de tous les organes, ce qui nous autorise à parler de l’augmentation ou de la diminution de celle-ci dans une partie déterminée du corps. À chacune de ces modifications de l’érogénéité dans les organes pourrait correspondre une modification parallèle de l’investissement de la libido dans le moi. » (1914). Le retrait de la libido dans le moi et dans l’investissement des organes comme zones érogènes devenues douloureuses est à la base de l’hypocondrie.
En Asie, des thérapies par massages rétablissent un contact perceptif altéré par la fixation spécifique et modifient sans doute aussi l’équilibre narcissique.
L’érotisme issu des zones érogènes, polymorphe chez l’enfant s’unifie, sauf chez le pervers, sous le primat des zones génitales. Les destins de la sexualité infantile, refoulements, formations réactionnelles, sublimations, vont se constituer aux dépens de ces excitations fournies par les zones érogènes sous l’égide de l’autoérotisme. Il sera cependant impossible de dissocier l’émergence de ces zones érogènes multiples des rencontres tactiles génératrices de plaisir avec l’objet et les soins maternels.Et ce, sans doute, durant toute la vie.
Aux failles du Moi et de la parole, correspondent souvent des altérations de la peau physique : irritation d’un eczéma, réaction d’un urticaire, carapace d’un psoriasis, inscriptions diverses esthétiques ou somatiques. Il n’est pas inintéressant que la peau traduise le lien intuitif entre ces deux dimensions humaines de la pathologie somatique et de l’esthétique souvent réactions alternatives au traumatisme.
Les principales pulsions (attachement, libido, destruction) sont mobilisables par la peau, zone érogène spécifiquement excitable par le couple sadisme-masochisme. La peau comporte deux feuillets, correspondant à sa bivalence fonctionnelle de pare-excitation et de communication des significations.
Freud (1923) souligne que le toucher est le seul des cinq sens externes à être réflexif : qui touche est touché. La réflexivité tactile est un organisateur pour les autres réflexivités sensorielles (auditive, olfactive, visuelle) et la réflexivité de la pensée. Il faut noter que le domaine du virtuel fait disparaître cette réflexivité et non sans dommages
D. Anzieu : la notion de moi-peau
L’auteur a théorisé de façon métaphorique, à partir du modèle de la peau,primat structural dans le développement sensoriel, la question des enveloppes psychiques en psychanalyse.
Freud n’a découvert la psychanalyse (le dispositif de la cure, l’organisation œdipienne des névroses) qu’après s’être assigné dans sa pratique l’interdit du toucher, mais sans en produire la théorie. Il est possible que sa phobie de la musique ait correspondu à une phobie du toucher par les sons, auquel il substitua la symbolique des mots. Nous sommes en tant que pratiquants de la psychanalyse héritiers de cela aussi et nous devons le penser dans ses différentes implications et résonances.
Pour qu’advienne un fonctionnement propre à un moi psychique différencié d’avec le moi corporel et articulé avec lui par un système de représentation, celui de la pensée, il est nécessaire de renoncer, sous l’effet du double interdit du toucher, au primat des plaisirs de peau puis de main, en transformant l’expérience tactile concrète en représentations de base sur le fond desquelles des systèmes de correspondances intersensoriels peuvent s’établir, à un niveau d’abord figuratif qui maintient une référence symbolique au contact et au toucher, puis à un niveau abstrait, dégagé de cette référence. À partir de ce trajet théorique idéal surgiront des questionnements cliniques issus des apories du cheminement originaire.
Interdire implique de donner forme à la représentation du toucher dont le manque est mis en scène par le cadre de la cure.
Ainsi, quels seraient les effets qu’auraient, selon les modes d’organisations de l’économie psychique, des stimulations tactiles : restauration narcissique, excitation érogène, ou traumatisme ?
La répétition du jeu des interactions tactiles dans la communication primaire serait-elle nécessaire, inutile, bienfaitrice, dommageable ?
Le toucher est-il représentable dans le langage ou celui-ci est-il clivé ? Qu’adviendrait-il d’un sujet qui ne pourrait reconstituer dans la cure le « moi-peau » qu’il n’a pu construire ? L’injonction de le dépasser dans un moi-pensant ne serait-elle pas paradoxale ?
Il faut le souligner : L’interdit du toucher n’est fonctionnel que dans la reconnaissance du primat, originaire, structural du toucher.
En médecine également le toucher est codifié, la main qui touche reste médicale, clinique ,se veut non érogène, fut ce celle de Charcot palpant les hystériques de la Salpétrière. Aux rencontres de la photographies d’Arles, une vidéo montrant sans légende initiale ,un examen médical du sein par palpation, d’où s’absentaient, donc, le désir et la relation intime produisait un effet bizarre et mortifère, qui révélait bien que le toucher médical n’est pas un toucher de la vie quotidienne.
Freud, après le rêve de « l’injection faite à Irma », a renoncé à l’échange tactile au profit du seul échange langagier (en dehors de la poignée de main initiale et finale, qui n’est pas sans importance clinique pour fonder la réalité de la relation). L’interdit du toucher rend possible la découverte de l’interdit œdipien, qui prohibe l’inceste et le parricide. Mais ce, parce qu’il reprend sur un plan symbolique ce qui s’est échangé antérieurement dans les interactions visuelles et tactiles. Il faut donc supposer que ces échanges structurants aient eu lieu ou qu’ils puissent s’étayer ou se créer sur une sensorialité de la séance suffisante qui respecte tout à la fois l’interdit du toucher et la nécessité de correspondances sensorielles et symboliques avec le toucher.
Le patient névrosé peut utiliser la fonction symbolique de l’interdit du toucher ou la refuser au profit de ses résistances. Les hystériques peuvent refuser la distance requise pour que s’instaure une relation de pensée, les obsessionnels peuvent satisfaire leur tendance à maintenir la relation d’objet à distance, l’érotisation de la pensée, la phobie du contact, l’horreur d’être touché.
Chez certaines personnalités narcissiques, la symbolique du toucher n’est pas présente, le langage clivé accroît la destructivité et le risque est de retrait du moi, fuite dans l’imaginaire, haine de la réalité, conduisant à une position schizoïde, maximisant la distance et l’absence d’engagement dans la névrose de transfert ou favorisant une sorte d’hypocondrie analytique, activité de pensée langagière clivée qui tourne à vide et se détache tant de la vie quotidienne que de la relation analytique, devenue pure projection.
Comme le souligne Barthes : « Puissance du langage : avec mon langage je puis tout faire : même et surtout ne rien dire. Je puis tout faire avec mon langage mais non avec mon corps. Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit. Je puis à mon gré modeler mon message, non ma voix. »
Dans certains cas, des aménagements du cadre sont nécessaires pour établir cette sensorialité nécessaire de la séance. Un travail en face à face peut établir un toucher symbolique et sensible sous forme de dialogue visuel, posturotonique, mimique, respiratoire et permettre à ces patients d’introjecter ainsi un moi-peau contenant d’où émergeront figures et représentations. Après Anzieu, des cliniciens comme Joyce Mac Dougall l’ont développé dans leur pratique. La multiplication de ces contacts, traduisant le fait que le thérapeute est « touché » par le patient (le terme est le même), réalise des équivalents symboliques des contacts tactiles défaillants. Dans tous les cas, il ne paraît pas légitime d’ exiger des patients qu’ils se passent totalement de notre présence sensible sans reconnaître qu’une telle chose est impossible et que cette demande induirait une distorsion perverse du fonctionnement du langage mis en scène dans un tel manque perceptif distorsion dont les échanges cybernétiques peuvent donner un exemple.
En clinique, le toucher est à l’origine de formations substitutives mettant en scène les autres sens s’il est trop excitant. Un peintre, Cézanne, dont les biographes rapportent la phobie du toucher, a semblé compenser par la captation visuelle de la minutie de détails dans la saisie indéfiniment répétée de la campagne aixoise l’impossibilité du toucher de la peau maternelle. Une telle substitution du toucher, par la captation visuelle est un phénomène fréquent chez des patients peintres.
Maintes défenses psychiques s’inspirent des défenses de la peau. Ainsi, la carapace d’insensibilité en face du sadisme lors d’une agression sexuelle infantile décrite par Ferenczi (Journal clinique : « penser avec le corps c’est comme l’hystérie »). La régression des psychismes spécialisés aux forces psychiques primaires suit le modèle physiologique et l’intelligence surprenante de l’inconscient prend la forme de la réponse cutanée, la prolongation du contact auquel on ne peut échapper augmente la distance perceptive par annulation de la sensation.
Le plaisir du toucher des mots aussi suscite l’envie. C. David souligne que l’analysant est poète, et qu’une part de la libido interpretandi de l’analyste est issue de la jalousie devant celui qui savoure le plaisir d’un corps à corps charnel avec les mots. « Non seulement dans son principe mais tout au long de son développement illimité, la parole procède de ce qui l’excède. » L’auteur relève l’existence d’interprétations qui participent du processus artistique – leur exécution précède leur conception. Elles procéderaient d’une perméabilisation brutale du moi-peau de l’analyste en contact avec les formations psychiques inconscientes de l’analysant.
Violence de l’interprétation, reviviscence imagoïque et mécanismes défensifs du moi-peau
Le langage de la perversion est un langage sans toucher réduit à des signes.
Piera Aulagnier dénomme « violence de l’interprétation » la conjonction du mystère sonore et de l’impuissance sémiotique à l’origine d’états entre douleur et colère, dépendance mal supportée à une mère « porte-parole ». Cette détresse, parfois réactivée dans l’analyse – a fortiori lorsque le langage est pour le patient clivé des affects –, actualise alors dans le moi psychique naissant l’imago de la mère persécutrice. A noter que le même résultat peut être obtenu par la communication virtuelle source de reviviscence imagoïque par absence de l’objet et où le langage se coupe du corps et de l’émotion ( y compris de l’écriture) et la communication se réduit à des signes. Le langage clivé du corps génère la violence destructrice sur soi et sur l’autre
Cette reviviscence du lien imagoïque induit des mécanismes de défenses inconscients opposés au déroulement du processus : on observe des démantèlement bloquant le dynamisme intégrateur des sensations tels que l’ identification projective,les clivages multiples de l’objet en fragments de soi et de l’objet, lesquels s’éparpillent dans un espace nébuleux sans valeur transitionnelle. Des manifestations physiques telles qu’une ceinture de rigidité ou d’agitation motrice ou une souffrance physique constituant une seconde peau psychotique sont susceptibles d’advenir. Carapace narcissique ou enveloppe masochique suppléent en le masquant au moi-peau défaillant. Toutes ces défenses sont inspirées, de façon métaphorique, du fonctionnement physiologique de la peau blessée.
Les formes de déni de l’interdit du toucher, passages à l’acte avec toucher effectif abusif transgressif ou mise à l’écart du toucher par « dérive conceptuelle », investissement du mot pur signifiant vidé d’affects et de sensorialité, sont pathogènes et mortifères. Elles réactivent la blessure narcissique de l’accès perturbé ou impossible à la symbolisation, à une parole qui, d’être issue d’un contact de peau préalablement défaillant, et de ne pas trouver un accueil sensoriel étayant, ne se constitue pas.
Le respect de l’interdit du toucher, garant de la fonction vitale et symbolique du toucher, nécessite de maintenir une parole qui, pour être signifiante, doit rester sensible et tendre, et« toucher ». La parole, non pas réduite à sa seule valeur séméiotique et symbolique mais aussi ancrée dans le corps et la sensorialité tend alors à réduire le clivage entre l’affect et la représentation et modifiera ainsi au sein de la cure, l’équilibre narcissique pathologique.
Dans le silence de l’analyste, son intonation, l’enveloppe sonore des mots comme dans les paramètres du cadre qu’il maintient s’établit aussi une communication non verbale, « la musique de la séance » qu’il importe de considérer avant de s’aliéner de façon litanique et non inspirée à la seule signification des mots l’énonciation mutative ou non qu’il aura formulé. Ne pas accepter de séparer le langage de sa corporéité.,de son emprise sensorielle, envisager celle-ci comme un actant en représentation dans l’analyse semble la voie nécessaire pour respecter et mettre en scène dans sa véritable valeur, symbolique, l’interdit du toucher sans lequel il n’est ni analyse.ni aucun processus thérapeutique ou civilisateur.
Résumé. La parole naît du toucher et le modèle biologique de la peau, d’origine embryologique identique au cerveau, permet de questionner tant le rapport entre le toucher et la parole que la fonction symbolique de l’interdit du toucher dont le déni, qu’il s’agisse d’abus transgressifs effectifs ou d’investissement du mot pur vidé d’affects, est pathogène.
Mots clés. Peau : modèle biologique et métaphorique, parole, fonction symbolisante de l’interdit du toucher.
Summary. Talking is born from touching. As the skin biological model has the same embryological origin as the brain, it makes question on the relation between touching and talking and the symbolic function of the prohibition of touching, whose ways of denies, transgressions and abuses or investment of a word empty of feelings, are pathogenic.
Key words. Skin: biological and metaphorical model, talking, symbolizing function of prohibition of touching.