Les pleureuses de l’abbaye de Hautecombe, intégration des détails perceptifs dans l’érotisme de la mort



Communication présentée au séminaire sur le spirituel d'otobre 2006 à octobre 2007, co-animé avec Albert Blanquer et avec pour invité permanent Michel Cazenave dans le cadre des séminaires ouverts de la spp. Thème du séminaire : Le spirituel, la spiritualité de la vie quotidienne. Non publiée.

Spirituel | Martine Estrade | Literary Garden

Les statues de pleureuses de l’abbaye de Hautecombe : la fonction intricante des détails perceptifs dans l’érotisme de la mort.

La statuaire de l’abbaye royale de hautecombe est une construction magique autour de la mort de l’érotisme et de la douleur.

L’abbaye de Hautecombe, au bord de l’eau sur la rive du lac du bourget, ce fameux lac où Lamartine écrivit dans la grotte qui porte aujourd’hui son nom, les vers « ô temps suspends ton vol. » qui restent dans nos mémoires comme naissance du romantisme littéraire de son époque, abrite les cénotaphes des comtes de savoie.

Les cénotaphes, tombeaux de pierre aux proportions volumineuses sont dominés de gisantes, jeunes femmes alanguies étendues dans des poses lascives, abandonnées à la mort comme à leur amant dans une extase par définition sans limites. Sur les parois des tombeaux se déclinent par trois des pleureuses drapées et voilées dans le classicisme de la tragédie grecque. Dans des réserves de pierre le long des piliers de la cathédrale, d’autres veillent. Les pleureuses sont au nombre de 120, aucune n’est identique à une autre, elles encadrent et entourent les gisantes. Le sculpteur semble avoir manié son ciseau comme un chirurgien son scalpel, excellant dans le discernement et la mise en lumière de détails dans une facture pointilleuse, de sorte que si le costume drapé et le voile sont l’uniforme de chacune d’elle, les plis du drapé qui voilent et dévoilent le geste et le corps ne font que traduire le mouvement du corps, comme une double peau, hors toute fonction ornementale. L’inclinaison de la tête ou du buste, l’émotion traduite sur le visage rendent chacune unique. Leur ensemble compose un hymne à la variété et à la diversité gestuelle de l’expression de l’émotion et de la douleur de la mort dont elles réalisent ainsi l’incarnation. De petite taille, en retrait dans les niches de pierre des piliers ou multipliées sur les parois des cénotaphes elles gardent et découvrent à la fois dans leur réserve pudique si peu ostentatoire, leur mystère voilé.

Pourtant le luxe sobre de leur exécution à travers les détails vivants du mouvement, du geste, de la physionomie n’est pas sans questionner : fascination de la mort et rêve de pierre, passion des étoffes drapées des voiles et des larmes, secret de la jouissance de la femme dans l’érotisme de la mort qu’elle lie par son chagrin et ses larmes ? Véritable iconographie de la douleur, leurs gestes pétrifiés immortalisent de façon vivante dans l’inscription dans la pierre les détails du passage érotique de la vie à la mort, condition de traversée nécessaire pour que la vie prenne sa place d’expérience humaine de jouissance face à l’absolu de l’érotisme de la mort.

Qu’est ce que la jouissance sinon cette expérience absolue, entre plaisir et douleur et au delà, de perte, fugitive des limites de soi-même, de son corps, de l’autre. Or, sans doute, la jouissance, dans la vie humaine ne saurait exister sans un certain printemps des sens qui vienne borner l’expérience déréalisante, lui redonne parfum, forme et couleur et permette de l’intégrer dans le vécu et le souvenir. Chez Proust , c’est la madeleine retrouvée qui déclanche le déluge des sensations du souvenir, nombreux sont ceux qui après l’amour, gardent le souvenir de l’entourage perceptif d’un moment, voire tentent de matérialiser une reprise de contact avec le réel par une cigarette, la saveur brûlante d’un café, une immersion dans la réalité perceptive au travers d’un détail sensoriel. Ce sont ces détails qui souvent agissent comme des traces et recréent le souvenir pour lui donner valeur d’expérience.

Si dans une expérience de jouissance sensuelle, le chant d’un coq ou le bruit d’une cafetière viennent sonner le glas d’étranges ( au sens de l’inquiétante étrangeté) extases jouissives d’une nuit trop longue ou trop courte ayant banni le sommeil et rendre cette nuit au jour, au calme des saveurs, des bruits , des parfums, des couleurs d’un banal quotidien en conférant ainsi à l’expérience dans un après coup cette valeur d’instant de jouissance, c’est à dire de naissance sensuelle et psychique , sans doute n’existe t-il pas d’expérience humaine de jouissance qui ne soit bornée, jalonnée de repères perceptifs impliquant la possibilité d’un passage.

De même qu’il y a un passage entre la vie et la mort, pourrait il exister une expérience de jouissance, sans la matérialisation d’un passage dans le quotidien qui en constituera la trace, écriture nécessaire de l’expérience, trop absolue de perte des limites de son corps de soi-même, de l’autre, sans une certaine aube des sensations perceptives qui vienne borner l’expérience déréalisante. On en donne jamais suffisamment de place à la perception, la littérature est là pour nous l’apprendre, certains psychanalystes aussi.

Ainsi, Piera Aulagnier, dans une conférence en 1989 où elle évoquait son analyse avec Lacan et son assiduité à son séminaire disait avoir rêvé d’un petit « a » avec des pattes, comme un personnage de dessin animé, qui se carapatait devant elle. Elle en concluait « jusqu’où peut on supporter l’abstraction sans se la représenter matériellement ? une telle nécessité de concrétisation serait humaine »

Or la mort, figurée de façon si sensuelle et attirante à travers les gisantes de Hautecombe, est par définition sans bornes et limites. L’art ne cesse de se heurter, sans cesse à cette nécessité de représenter, figurer matériellement l’érotisme insoutenable de la mort dont il doit mettre en scène le caractère illimité et irreprésentable dans sa valeur de scandale (celui dont parle le séminaire « encore » de Lacan) et s’attacher à discerner, représenter dans les détails, le moment éphémère d’un passage. Le choix des sculpteurs de Hautecombe a été résolu dans un clivage les gisantes figurent de façon indécente un érotisme illimité, un absolu de la jouissance féminine dans la mort faite d’abandon dans une tenue gestuelle alanguie et provocante frôlant l’indécence et, dans un lien par contiguité inséparable de les encadrer et de les entourer des pleureuses, définies par le ciseau de l’artiste qui se fait scalpel par le geste et le mouvement de l’action de pleurer et son effet sur le corps, l’incarnation de l’émotion.

Vigilantes pleureuses déclinant les nuances humaines, du chagrin et de l’émotion lors du passage de la vie à la mort, les traits de leur visage, l’inclination de leur tête, la pose des mains, le rempart de leurs bras, toutes ces inscriptions charnelles dans le marbre insistent pour que le passage de la vie à la mort reste aventure humaine et non pur imaginaire.

Cette représentation figurée dans la chair ou l’inscription dans la réalité quotidienne de l’émotion pour concrétiser l’absolu de la jouissance n’est elle pas mise en scène , non seulement dans l’art et quand il s’agit de vie et de mort, mais également , face à tout mouvement sensuel ou spirituel qui nous dépasserait , forme de mise en scène résolutive de la spiritualité de la vie quotidienne qui agirait comme un paradigme, effectuée par une sorte de clivage par contiguité pour rendre perceptible et donc humain un mouvement dont l’absolu nous dépasserait qui risquerait de prendre la valeur d’un traumatisme renvoyant au néant.

Il s’agirait alors de recréer l’infime perception du passage de la nuit de la sensualité au jour des sensations en l’accrochant sur un détail.

Comme dans l’abbaye de Hautecombe où les pleureuses figurent, humanisent le passage de la vie à la mort et donnent ainsi à la vie sa valeur d’expérience humaine.

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