Quelques citations de Pierre Schaeffer
L'Art, c'est l'homme, à l'homme décrit, dans le langage des choses.
Depuis un an, je ne fais qu'écrire. J'ai envie de changer. On écrit toujours pour dire quelque chose. Brusquement, on s'aperçoit qu'il faudrait écrire pour ne plus rien dire. Je suis bien obligé, si j'écris, d'être moral ou immoral, comique ou tragique, symbolique ou naturaliste. C'est alors que me prend la nostalgie de la musique, dont Roger Ducasse dit "qu'il l'aime parce qu'elle ne veut rien dire".
Ecrire, c'est toujours expliciter aux dépens d'autre chose. Le mystère est sacrifié, la vérité aussi, par conséquent, et la totalité. C'est alors que m'envahit la nostalgie de la musique.
Mon rôle essentiel est de communiquer une façon de comprendre, de sentir et d'agir qui peut paraître, de l'extérieur, terriblement personnelle. En fait, je ne suis moi-même qu'un relais.
Ces cheminements paradoxaux vers l'essentiel, à travers tant de contingences, ces méandres aussi nécessaires que surprenants qui nous conduisent, en fin de parcours, à une évidence qui nous était familière dès le départ, je les ai décrits maintes fois. Faut-il s'étonner que je les aie reconnus et confirmés par la recherche musicale ? Que la musique m'apparaisse comme une expérience singulière mais centrale, un langage indicible, un nœud de communication entre l'homme, la Nature, et les autres (hommes) ?
Ce qui est sérieux, c'est de voyager sans bagages, avec l'inspiration de l'enfance.
Le naturel est merveilleux. Le chercheur n'a pas autre chose à dire que : regardez donc ce que vous n'aperceviez pas de si étonnant.
Ce que nous appelons "la science" serait donc avant tout science humaine : le récit que font les hommes de ce qu'ils ont compris de la nature. Mais la connaissance du sujet - de l'homme pris comme objet - ne relève pas de cette description là.
Dès que je m'exprime, je me trompe ; dès que je communique, je trompe les autres ou, plus souvent, me comprenant d'une autre façon, ils se trompent eux-mêmes. Ne communiquons plus, n'écrivons pas : nous vivrons alors plus encore comme des déterminés, des électrons, des imbéciles. On n'en sort pas. C'est qu'il ne faut pas en sortir.
Plus profond nous pénétrons en nous, plus sûrement nous atteignons l'universel. Ce sentiment que nous jouerions en nous-mêmes un fragment de l'histoire du monde, cette sensation de participer personnellement au destin de l'époque, nous ne les renions pas, nous les faisons naître de plus en plus… Me voici tout à coup en présence de mes propres pensées répandues autour de moi, et ce sont mes propres paroles que j'entends dans la bouche des autres, celles que j'essaie à peine de me murmurer à moi-même tout bas… Quels sont donc les échanges au travers de cette mince surface qu'on appelle soi-même ? Par quels.. fonds communiquent ces lacs de solitude ?
Plongés que nous sommes dans la diffusion aux mille échos d'une immense machine à parler, il se peut, il n'est pas impossible que nous soyions étouffés par nos propres voix, que nous criions, parmi les foules, en plein désert. Nous revoyons tout ce qui fut, nous voyons ce qui est, nous entrevoyons ce qui va arriver, mais déjà notre bouche se ferme, nos poings se crispent : nous sommes déjà, corps et biens, ensevelis... Nous sommes une génération irremplaçable, irrattrapable, le contraire d'une génération sacrifiée. Après nous le déluge du progrès et de l'oubli.
Je vais donc plaider l'exception. En admettant que la contradiction ne puisse être vécue partiellement, par un partage des forces, des rôles, des camps, je revendiquerai d'être celui qui résiste, qui se retient toujours de céder à l'énorme attraction de l'un ou l'autre pôle, de l'une ou l'autre foi, d'un seul engagement. Je revendiquerai aussi de n'avoir pas à conclure, de pouvoir n'être pas clair, d'être inachevé moi-même. Ma soumission cache alors des ambitions, d'être le plus intelligent parce que le plus ouvert, le moins seul parce que toujours le plus près de nouveaux venus, d'être le plus utile puisque, finalement, tout le monde cède, tout le monde s'enrôle. Est-ce que je ne joue pas, finalement, un rôle ?
Qu'il y ait un reste, que ce reste surpasse, et de beaucoup ce qu'on éprouve et ce qu'on sait, c'est toute l'affaire. Les exercices spirituels sont illusoires si l'on s'attend à ce qu'ils apportent là-dessus quelque lumière, à défaut d'illumination. Mais ces exercices vérifient l'intuition d'un monde ouvert, allument le circuit de la vigilance, ruinent la présomption des orthodoxies, le repli sur l'absurde, les rites et les paniques de l'aveuglement.
Peu de temps avant de mourir, un homme se reconnaît responsable de ses dires ; il décide de ne plus s'en remettre à personne, il déclare : voilà ce que je crois, en somme. Pas des références, pas de bibliographie ; la biographie suffit, ravaudée comme une salopette, tordue comme une lessive. Ce que va dire cet homme, d'autres l'ont déjà dit peut-être, et mieux que lui, mais il n'en est pas sûr. Les a-t-il seulement lus et compris ? Ce qu'il a à dire, par ailleurs, est-ce si important, si rare, est-ce unique ? Il n'en sait rien. Cet homme-là, malgré sa médiocrité, sa confusion, sa solitude, décide, quoi qu'il en soit, de rompre la conspiration du silence. Tel est le programme que je décline à la première personne.