La pensée comme « le rapport adaptatif qui lie l’individu et l’espèce à leur milieu »
Texte écrit par Christine Tobin
Dans son livre « machine-esprit », Alain Prochiantz nous propose une définition biologique de la pensée comme « le rapport adaptatif qui lie l’individu et l’espèce à leur milieu ». Rapport adaptatif, c'est-à-dire l’ensemble des mécanismes biologiques qu’un organisme va mettre en jeu pour assurer sa survie et la pérennité de son espèce en réponse à son environnement. Ces mécanismes sont à la fois dépendants des caractéristiques biologiques de l’espèce concernée mais également de celles d’un environnement par nature évolutif. On est bien sûr dans les pas de la théorie de la sélection naturelle de C. Darwin qui permet d'expliquer comment l’environnement influe sur l’évolution des populations en sélectionnant les individus les plus adaptés. Cependant AP provoque me semble-t-il une rupture conceptuelle car il ne s’agit plus de l’effet façonnant de l’interaction organisme/ environnement mais de l’interaction elle-même. L’objet de la biologie c’est l’étude de la matière, des organismes, des organes, des cellules, des molécules, des interactions entre ces entités de vivants ou au sein de celles-ci or ce qu’implique la pensée définie comme un rapport, c’est l’étude du rapport lui-même, notion abstraite s’il en est et qui nous laisse dans un premier temps, surtout si l’on est biologiste, perdu, car l’objet d’étude nous paraît insaisissable. La rupture n’est pas que là, elle est aussi dans ce qui génère la pensée, nous croyons en effet pouvoir la cerner comme une fonction cérébrale, enfermée dans le cerveau qui la produit, ne pouvant s’échapper de lui que par nos paroles, nos écrits, nos regards, nos affects, mais la pensée en tant que rapport adaptatif entre un organisme et son milieu, est de fait située à l’extérieur de l’organisme ou plus exactement elle est autant l’affaire de l’environnement que de l’individu.
Où nous amène cette approche de la pensée ? Est-elle réellement féconde pour le dialogue entre psychanalyse et neurosciences ? En plus de l’intérêt de ne pas en faire un objet biologique comme le font tous ceux qui, proclamant qu’il n’y a pas de pensée sans corps, passent sans coup férir à la certitude que la pensée est assimilable à une substance produite par le cerveau, cette définition.
En effet un individu peut se définir par son appartenance à une espèce et par son histoire individuelle, sa capacité d’adaptation est donc liée à la fois à l’histoire de l’évolution de son espèce et à son histoire propre depuis sa conception. Si on considère les drosophiles, la mouche préférée des généticiens, les différences individuelles sont étroitement liées aux mutations donc au génome c'est-à-dire que les capacités d’adaptation reposent essentiellement si ce n’est totalement sur l’histoire de l’espèce. Pour reprendre l’expression de AP, « le phénotype est très proche du génotype et le passage de l’un à l’autre ne laisse que peu de place à la fantaisie ». Chez l’homme sans nier l’importance des gènes qui font de chacun d’entre nous un être humain, la notion d’individu ne recouvre plus seulement celle d’élément indivisible d’une espèce mais désigne une personne façonnée par une civilisation, une culture, une classe sociale, ses ancêtres, son passé, la liste pourrait être infinie . AP s’appuie sur la connaissance que nous avons des processus de développement du système nerveux pour montrer la place prise par l’environnement au cours de l’évolution des espèces, dans le façonnement de notre cerveau, en d’autres termes comment les facteurs épigénétiques font de chacun de nous une personne à nulle autre pareille… Ce modelage « sur mesure » est dû à l’invention d’un cerveau qui, chez les vertébrés et particulièrement chez l’homme, restera embryonnaire toute sa vie et poursuit sa construction jusqu’à sa mort. Pour cet organe la distance entre le génotype et le phénotype restera indéterminée, variable d’un individu à l’autre.
Un cerveau embryonnaire ? Plutôt un cerveau en perpétuel remodelage, comme dans les mains d’un sculpteur qui n’en aurait jamais fini de parfaire son œuvre, le sculpteur c’est l’environnement bien sûr, notre environnement depuis notre conception mais c’est aussi nous-mêmes. Les stimuli sensoriels provenant de l’extérieur comme ceux provenant de l’intérieur, laissent leur empreinte physique dans nos réseaux neuronaux, modifient l’efficacité de nos synapses, voire de leur nombre. Cette plasticité synaptique est à la base de la formation de traces, dites mnésiques, qu’elles ouvrent vers la mise en mémoire ou l’oubli, vers des représentations mentales conscientes ou inconscientes. Des traces animées d’une dynamique incessante sous le burin d’autrui et de nous-mêmes, des expériences vécues, des traumatismes, des désirs apparents ou enfouis. Les instruments de la pensée que sont la culture et le langage, sont nous dit AP « des instruments inouïs d’individuation par l’importance qu’ils donnent aux interactions sociales dans la construction d’un individu». Pour conclure ce texte mais certainement pas notre réflexion, la définition de la pensée comme rapport adaptatif laisse une place à la psychanalyse comme à la biologie et à d’autres disciplines pour une appréhension de ce que nous sommes. Cette diversité est à maintenir, les objectifs ne sont pas les mêmes, et l’hégémonie d’une discipline ne peut qu’être réductrice et stérilisante. Faut-il à tout prix trouver des concordances ? C’est probablement plus le travail de réflexion qui peut nous enrichir que la finalité d’une telle tentative et le « brouillage des frontières » entre les sciences dites dures et les sciences dites humaines ne paraît pas souhaitable.