La Seine



Aliénor Estrade, née en 1991, écrit en 2004.

Textes en miroir | Martine Estrade | Literary Garden

Mon premier voyage à Paris s’effectua l’année de mes quinze ans. Ce furent mes parents qui me poussèrent à partir, non pas, je l’espère, pour se débarrasser de moi, mais pour, dirent-ils, me faire progresser en français, langue où, décidément, j’avais du mal. Je quittai donc, sans regret Berlin et l’autorité parentale ainsi que toutes les obligations qu’elle comportait.

Je me réjouissais depuis longtemps de ce séjour que j’allais faire seul chez une tante presque sourde et je gouttais d’avance, avec délice à une sensation nouvelle, la liberté.

Pourtant ce qui m’attendait là bas était bien différent de ce que je prévoyais. Dés mon arrivée, en effet, je ne vis qu’elle. Elle traînait le long des berges, à son habitude, lorsque je l’aperçus pour la première fois. Dès le premier instant où mon regard la découvrit, j’éprouvais une attirance irrésistible pour elle. Je restai ainsi, plusieurs minutes, la contemplant de mes yeux émerveillés. Elle n’était ni très belle ni très pure. Mon attirance était plus que physique, elle était mentale, j’irai jusqu’à dire universelle. Aujourd’hui encore, maintenant que tout cela est loin, il m’est resté impossible d’expliquer ce sentiment qui m’envahit dès la première fois où je la vis et qui, par la suite , ne me quitta plus pendant tout le temps où je me trouvais près d’elle . Toujours est-il que, tous les jours, pendant tout le temps que dura mon séjour, je me rendais auprès d’elle et avec cette même fureur, ce même désir qui m’avait pris la première fois, je la fixais de mes yeux ardents.

Lorsque je rentrai à Berlin, mon Français était toujours aussi lamentable mais quelque chose de fort, était pour toujours ancré en moi. J’avais perdu ma bêtise et mon immaturité mais j’avais reçu, en échange, quelque chose de terrible, peut être de la folie.

Il s’écoula de nombreuses années avant que je ne revis Paris. Je n’y retournai, en effet qu’une dizaine d’année plus tard pour régler une affaire d’héritage : ma vieille tante, celle qui m’avait accueillie la première fois était décédée.

J’étais alors marié à une femme que j’aimais plus ou moins mais qui était belle et riche, une femme parfaite, comme disait mon père. Je l’avais cependant quittée sans regrets pour retrouver celle qui était, depuis longtemps, enfouie dans mes souvenirs. En effet, tant d’années ne m’avaient pas fait oublier celle qui avait empli mes journées et mon esprit pendant toute une semaine.

De la chambre de ma pauvre tante, à mon grand bonheur, j’apercevais son lit. Dés que je la vis à nouveau, mon cœur s’enflamma et je n’en pus détacher mon regard. Comme la fois précédente, je passai mes journées à la contempler. Cependant, cette fois-ci, je remarquai son caractère mouvementé et turbulent qui faisait partie de son charme merveilleux. J’avais toujours ce désir profond de me jeter dans ses bras, qu’elle m’enlace, de me laisser envahir par sa douceur. Cette fois encore, je ne fis rien. Je rentrai plus fou encore que la dernière fois pour retrouver ma femme que je trouvais décidément idiote. Je repartis donc bientôt sous un prétexte quelconque et de la fenêtre de ma tante, l’observai à nouveau. Ce fut alors que mon cœur se déchira en découvrant que j’avais été trahi. Lorsqu’ enfin je me décidais à me jeter à l’eau, je vis que quelqu’un l’avais déjà fait. On m’avait pris ma place, j’avais trop traîné. Elle était impatiente, ne pouvait attendre, elle l’avait pris à ma place. J’avais découvert cela en lisant les journaux : « un homme s’est noyé dans la Seine hier soir »

Et à mon grand désespoir, ce n’était pas moi.

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