Neurosciences et Psychanalyse : sur les traces de la différence ? - 2009
Conférence psychanalyse et corps - Christine Tobin.
Un des enjeux actuels des Neurosciences c’est de comprendre les bases moléculaires de fonctions intégrées comme la mémoire, la prise de décision, la relation à autrui, la genèse des sentiments/émotions, voire même de donner une explication biologique de la conscience, en d’autres termes les NS veulent inscrire l’esprit dans le corporel.
Le matérialisme réducteur qui s’est principalement développé dans le mouvement du béhaviorisme a certainement beaucoup freiné la compréhension des phénomènes subjectifs en restreignant la recherche à des comportements qui semblaient entièrement déterminés par des événements extérieurs. Loin de faciliter la solution du problème cerveau-esprit, le matérialisme réductionniste y a fait obstacle pendant presque tout le XXème siècle. C’est seulement depuis une vingtaine d’années que les neurosciences s’attèlent à la question de la conscience et de l’inconscient.
Où en est actuellement le dialogue entre Neurosciences et Psychanalyse ?
Il faut reconnaître que de plus en plus de chercheurs aujourd’hui ont franchi le « pas de l’esprit ». La majorité des chercheurs en NS se sentent autorisés à étudier le psychisme ou au moins ses composantes, mais il y a ceux pour lesquels toute approche psychanalytique est obsolète parce que ce sont des mécanismes moléculaires qui constituent les fondements neuraux du psychisme, et ceux pour lesquels il peut être intéressant de rechercher des concordances entre les découvertes de Freud et les découvertes de la neurobiologie. C’est essentiellement de ces concordances que je vais parler aujourd’hui
Dans ce cadre je tenterai d’expliquer le mécanisme de plasticité synaptique qui est à la base de la notion de trace mnésique et je reprendrai les liens faits par P.Magistretti et F.Ansermet entre certains concepts psychanalytiques et les bases neurales de la mémoire. Le livre de PM et FA « A chacun son cerveau », paru en 2004 chez O. Jacob nous offre probablement la réflexion la plus poussée actuellement sur les correspondances entre la pensée de Freud et les découvertes récentes en NS.
J’aborderai ainsi la question de « l’émergence de la singularité » du point de vue des neurosciences ; comme le dit A.Prochiantz professeur au Collège de France : « nous ne sommes pas des mouches ! » ce qui signifie qu’à la différence d’une population de drosophiles dans laquelle tous les individus sont identiques aux mutations près, les mécanismes de l’évolution ont doté l’homme d’un cerveau dans lequel s’inscrit l’histoire individuelle, permettant ainsi l’émergence de la singularité. L’épigénétique au cours de l’évolution a pris une place déterminante dans la construction du soi, notamment grâce aux mécanismes de PS.
Qu’est-ce qu’on entend par plasticité synaptique ? Les neurones communiquent entre eux au niveau des zones de contact appelées « synapses ». Chaque neurone reçoit plusieurs milliers de synapses, étant donné que notre cerveau possède 100 milliards de neurones on imagine la complexité des connexions, effectivement il y a dans notre cerveau environ 1 million de milliards de synapses ! Si l’hypothèse de la plasticité est ancienne c’est seulement depuis 20-30 ans que les résultats expérimentaux ont démontré son existence.
Les travaux sur les mécanismes de plasticité synaptique ont valu le prix Nobel de médecine en 2000 à Eric Kandel qui a mis en évidence les processus cellulaires et moléculaires à la base de la plasticité synaptique chez un invertébré : l’aplysie (un escargot de mer). Il a étudié chez cette aplysie le comportement d’habituation, comportement que l’on peut d’une certaine façon assimiler à un apprentissage. Ce petit animal réagit quand on le touche sur la tête ou la queue en rétractant un repli de son manteau, mais si on répète plusieurs fois ce « gratouillis », il ne montre plus de réaction, il fait donc preuve dans le langage d’un biologiste d’une réaction d’habituation. Bien sûr cette réaction est contrôlée par des réseaux de neurones. EK a montré avec son équipe qu’au niveau des synapses qui normalement transmettent le message nerveux électrique aux neurones responsables de la rétraction du manteau, le message ne passe plus malgré la persistance du stimulus. Donc la répétition d’un stimulus externe : un gratouillis répété a modifié le comportement de l’aplysie via la modification de l’efficacité du transfert du message nerveux au niveau de certaines synapses.
De manière symétrique, on peut rendre l’aplysie plus réactive, en faisant précéder les gratouillis sur la tête d’un petit choc électrique, dans ce cas on observe une rétraction totale (que j’ai envie de qualifier d’exagérée) du repli du manteau, si quelques minutes plus tard, on recommence à chatouiller la tête de l’aplysie sans infliger de choc électrique on observe le même comportement de rétraction exagérée, il y a donc eu mémorisation d’un choc, on pourrait même dire d’un traumatisme pour l’aplysie, associé à un stimulus relativement anodin normalement, le gratouilli. Le plus surprenant c’est que si on applique quelques jours plus tard à cette même aplysie, le stimulus anodin, on observe toujours une rétraction exagérée du manteau. On observe donc là non seulement la mise en mémoire d’un choc électrique mais aussi la capacité d’associer deux stimuli de manière durable, puisque le stimulus nocif n’a pas besoin d’être répété pour déclencher le comportement, seule la répétition du stimulus anodin qui l
ui était associé suffit. C’est ce que les neurobiologistes du comportement ont appelé « conditionnement ». On a montré cette fois ci que le message nerveux passe plus facilement au niveau des synapses responsables de l’activité des neurones innervant le manteau. Pour l’habituation, on parlait de diminution de l’efficacité synaptique, on parle à présent d’augmentation de l’efficacité synaptique.
Cette modulation de l’efficacité synaptique en réponse aux stimuli est ce qu’on appelle la plasticité synaptique. Cet escargot de mer dont le système nerveux n’est constitué que d’un millier de neurones, une pacotille à côté de nos 100 milliards de neurones, cet escargot donc se montre capable de mémorisation et d’association, deux propriétés du tissu nerveux probablement essentielles à l’adaptation d’un organisme à son milieu.
Sommes-nous très loin du thème « psychanalyse et corps » avec cette aplysie? En fait pas tant que cela.
En effet, on a pu mettre en évidence ces mêmes mécanismes de plasticité synaptique dans le cerveau des mammifères supérieurs (Timothy Bliss et Terje Lomo, 1ères expériences sur le lapin 1973). Après de nombreux débats, liés à la difficulté de faire un pont entre des mécanismes moléculaires et des comportements complexes, tous les neurobiologistes s’entendent aujourd’hui pour considérer les mécanismes de plasticité synaptique comme les bases neurales de l’apprentissage, de la mémoire, mais aussi de l’oubli. Si ces mécanismes ont été essentiellement étudiés dans le contexte des processus d’apprentissage et de mémoire, on pense aujourd’hui qu’ils peuvent être étendus à toute expérience vécue par un individu.
L’idée que l’expérience laisse une trace est donc aussi centrale pour les neurosciences que pour la psychanalyse. Il est émouvant de relire à la lumière du concept de plasticité synaptique, l’Esquisse d’une psychologie scientifique écrite en 1895 (titre de Freud psychologie à l’usage des neurologues). Ces réflexions que Freud renonça à publier en l’état, furent reprises en partie dans le chapitre VII de l’interprétation des rêves et dans la métapsychologie. Freud par sa formation de médecin et de chercheur en physiologie avait une connaissance approfondie des hypothèses de l’époque concernant les neurones et la transmission du message nerveux. L’idée maîtresse de Freud fût de combiner sa théorie selon laquelle les processus psychiques sont des quantités d’énergies mouvantes (Du Bois Reymond avait montré la nature électrique du message nerveux en 1848) avec l’une des hypothèses de l’époque selon laquelle les neurones sont des éléments distincts les uns des autres, entrant en contact au niveau de régions qu’il a qualifiées de barrières de contact (baptisées deux ans plus tard « synapses » par le physiologiste britannique Sherrington).
Freud a élaboré un modèle du fonctionnement cérébral en supposant l’existence de 2 catégories de neurones, Que nous explique-t-il ? il y a les neurones qui se laissent traverser par les quantités d’énergie sans être modifiés, càd qu’après le passage de l’excitation ils reviennent à leur état initial, il les nomme les neurones de la perception phi (que nous appelons neurones sensoriels), et la deuxième catégorie, correspondant à des neurones qui subissent nous dit-il une modification durable due au passage de l’excitation, ce sont les neurones psi dont dépendent la mémoire et probablement les processus psychiques en général.
Un des premiers processus psychiques que Freud a ainsi tenté d’expliquer est la mémoire (Dans l’Esquisse, il écrit toute théorie psychologique digne d’intérêt se doit de fournir une explication de la mémoire). Voici ce qu’il explique (traduction Anne Berman PUF 8ème ed 2002) « Le cours d’une excitation modifie de façon permanente les neurones (psi). En adoptant la théorie des barrières de contact, nous dirons que ces barrières ont subi un changement durable (notion de plasticité synaptique). Or comme l’expérience psychologique enseigne qu’il existe un apprentissage progressif basé sur la remémoration, nous en concluons que le changement produit consiste en une meilleure conduction par les barrières de contact. » Dans le langage actuel des neurosciences on parle de facilitation synaptique ! Si nous poursuivons avec Freud, « Ces états de barrières de contact est ce que nous appellerons leur degré de frayage (nous parlons d’efficacité ou de force synaptique). … « La mémoire est représentée par les différences de frayages existant entre les neurones psi….Mais de quoi dépendent les frayages dans ces neurones ? L’expérience psychologique montre que la mémoire (c'est-à-dire la force persistante d’un certain incident) dépend d’un facteur qui est l’intensité de l’impression reçue et aussi la répétition plus ou moins fréquente de cette dernière».
On peut maintenant reformuler ces propos de Freud dans le langage des NS : les mécanismes de plasticité synaptique permettent de constituer un ensemble de traces dans le réseau neuronal aboutissant à la constitution d’une réalité interne à partir de la perception du monde extérieur.
Plusieurs questions se posent, par exemple : sommes-nous toujours capables de ramener à la conscience tous les éléments de cette réalité interne, la relation entre l’expérience vécue et les traces dans le réseau neuronal (la réalité interne) est-elle stable ou modifiable, sujette à des retranscriptions, ou bien encore quelle relation existe-il entre la « réalité interne » et l’émergence du « sujet » ?
Je reviendrai plus tard sur les notions d’oubli, d’effacement de la trace et je parlerai d’abord de la relation entre l’expérience vécue et son inscription dans le réseau neuronal. L’originalité de l’hypothèse de Freud a été de supposer qu’il n’y avait pas qu’une seule inscription de l’expérience mais que celle-ci peut se réinscrire plusieurs fois, qu’elle peut être modifiée par les expériences ultérieures et surtout que l’inscription peut elle-même être active et se comporter comme une expérience interne source de nouvelles inscriptions. Il se constitue ainsi un ensemble de traces dont l’un des caractères majeurs est l’aspect dynamique à la base d’associations entre les différentes expériences vécues tout au long de la vie et que Freud nomme le « Moi » : « nous décrirons le Moi en disant qu’il constitue à tout moment la totalité des investissements des neurones psi.» in naissance de la psychanalyse p 341, plus loin Freud va jusqu’à assimiler le Moi à l’ensemble du système nerveux : « le moi contenu dans les neurones psi que nous pouvons à cause de ses connexions aux autres neurones considérer comme l’ensemble du système nerveux … ».p342.
Le « moi », la réalité interne, n’est-il qu’une somme de traces inscrites dans le SN, comment le sujet peut-il se reconnaître, avoir à partir de ces traces une conscience de soi ? Avant de retourner aux conceptions neurobiologiques actuelles, restons avec Freud pour voir comment il réfléchissait à cette question
Constatant que l’état conscient nous fournit ce que nous appelons des « qualités », les « qualia » en termes de NS cognitives, c'est-à-dire les aspects qualitatifs de nature sensorielle et/ou affective des représentations conscientes, Freud se demande donc « où se créent ces qualités puisque d’après les données scientifiques auxquelles la psychologie doit se soumettre il ne se trouve que des masses mouvantes d’énergie, càd des processus quantitatifs et rien d’autre?p328 » En fait Freud s’attaquait à une problématique essentielle dans la question de l’émergence du sujet, que les NS commencent tout juste à oser aborder, on pourrait formuler cette problématique comme cela aujourd’hui « Comment un message de nature électrique peut donner naissance à des émotions et des sentiments (qui font de nous ce que nous sommes)? »
Envisagez une biologie des émotions a été plus ou moins anxiogène pour les neuroscientifiques. Certains cependant on franchit le pas comme Antonio Damasio, neurologue américain mondialement connu, notamment par ses livres l’erreur de Descartes (1994), le Sentiment même de soi et paru plus récemment 2003« Spinoza avait raison ou le cerveau des émotions ». AD a passé l’essentiel de sa carrière a étudié la genèse des émotions et des sentiments ce qui l’a conduit à formuler l’hypothèse de ce qu’il appelle « les marqueurs somatiques ».
Ses études ont porté sur des patients qui avaient en commun de présenter une lésion cérébrale dans une région du cerveau située au niveau temporal, le système limbique. Cette région comprend un ensemble de structures impliquées dans les émotions. [de l’amygdale ou de régions très voisines (cortex préfrontal ventromédian et cortex cingulaire)]. AD a montré que pour ces patients qui présentent généralement un coefficient intellectuel normal, le ressenti des émotions est altéré. Un des tests consistait à présenter des photos de personnes blessées, photos d’accidents, de guerre, scènes qui déclenchent normalement des réactions de malaise, d’effroi, mais ne déclenchaient aucune réaction chez des personnes présentant une lésion dans le système limbique. Ces personnes sont capables de lire, d’écrire d’effectuer des opérations mathématiques mais dès que leur intérêt ou celui d’autrui est en jeu, elles présentent un comportement inadapté aux situations et se montrent perdues dans les décisions à prendre. Ces travaux ont amené AD à admettre que dans la relation à autrui, ou dans la prise d’une décision par exemple ou encore dans la mise en place d’une stratégie, la perception des états de notre corps intervient tout autant que les étapes de raisonnement.
Les états du corps qu’est ce que c’est ? Ce sont les affects qui sont associés à toute expérience vécue ou projetée. Comment se forment-ils ?
Tout stimulus provenant de la réalité externe, active d’abord bien sûr les récepteurs sensoriels faisant naître le message nerveux (ex décodage par les photorécepteurs de la rétine de l’onde électromagnétique en message électrique), mais le message nerveux prend ensuite deux voies différentes, une voie relativement longue et lente qui traite l’information sur un mode qu’on peut considérer comme conscient, en ce sens qu’il va conduire à la formation d’une représentation mentale consciente du stimulus et une autre voie parallèle courte et rapide qui permet au stimulus d’activer directement des régions du cerveau appartenant au système limbique, notamment les amygdales. Cette voie courte et rapide ne conduit pas dans un premier temps à une représentation consciente. En effet, au niveau de l’amygdale, le message va être adressé via l’hypothalamus aux centres neurovégétatifs et neuroendocriniens qui contrôlent notamment le milieu intérieur, le rythme cardiaque, la respiration, le fonctionnement des viscères, les organes génitaux, et ainsi les stimuli externes vont déclencher ce qu’on appelle des états somatiques, des états du corps et tout ceci d’une manière inconsciente.
Est-ce que ces états du corps vont rester inconscients ? Le plus souvent pas, ils vont secondairement être « perçus » par des régions corticales du cerveau (ailleurs dans le cerveau (lobe de l’insula) dit AD) donnant ainsi une couleur affective à l’expérience vécue, ce qui conduit AD à distinguer ce qui est du domaine des émotions : les modifications somatiques, les états du corps eux-mêmes et ce qui est du domaine des sentiments : la perception consciente par le cerveau de ces états du corps et leur intégration à l’expérience vécue.
Les travaux de AD réactualisent la théorie formulée par les psychologues américain William James et danois Carl Lange en 1884 selon laquelle un stimulus déclenche d’abord des états du corps, ceux-ci sont secondairement interprétés par le cerveau en un sentiment de peur ou de colère par exemple. C’est parce qu’on a une augmentation du rythme cardiaque, de la ventilation, une vasodilatation au niveau musculaire, une augmentation de la sudation, qu’on ressent la peur et non comme le sens commun le laisserait croire l’inverse, que c’est parce qu’on a peur qu’on a le cœur qui bat. L’émotion serait donc non seulement une traduction des modifications physiologiques intervenant dans le corps mais elle surviendrait avant que le sujet ait conscience du stimulus qui l’a déclenchée. Les techniques d’imagerie fonctionnelle ont montré clairement en effet la primauté du traitement du signal passant par l’amygdale, sur celui passant par les voies corticales conscientes.
D’un point de vue psychanalytique cela revient à dire qu’on peut éprouver des sentiments, des états du corps sans disposer des mots pour les dire. Il faut reconnaître que là le discours des NS est tout à fait concordant avec celui de la psychanalyse quand AD nous explique que la réaction émotionnelle peut apparaître sans connaissance consciente du stimulus émotionnellement compétent, l’émotion n’en n’est pas moins le résultat de l’appréciation de la situation par l’organisme. Il nous donne comme exemple celui de la maison de notre enfance que l’on visite adulte, un sentiment vague de malaise s’installe que l’on peut relier au souvenir de moments de peur, peur le soir en se couchant par exemple, mais AD ajoute, ce sentiment peut surgir aussi dans tout autre endroit, si un objet à notre insu sert de stimulus émotionnellement compétent. Une façon de dire qu’une expérience vécue pendant l’enfance peut laisser des traces durables et actives même si elle est maintenue hors de la conscience. Ce que démontre d’essentiel AD c’est que cette réalité interne inconsciente ou subconsciente va interférer avec nos actes. La réalité psychique peut prendre le pas sur la réalité externe.
Sommes-nous toujours capables de ramener à la conscience tous les éléments de cette réalité interne ?
Nous savons que pour Freud l’oubli est essentiellement déterminé par le processus de refoulement. L’oubli en NS est considéré comme un processus involontaire : il est dû soit à un effacement des traces, soit à des perturbations dans les mécanismes d’encodage ou de rappel. En effet, si l’apprentissage et la mise en mémoire d’expériences peuvent être considérés comme reposants sur les mécanismes d’augmentation de l’efficacité synaptique, on a pu montrer que l’oubli correspond à une diminution de l’efficacité synaptique, ce que nous avions vu avec le comportement d’habituation chez l’aplysie. L’oubli dans le cadre d’un apprentissage peut être produit par une répétition insuffisante ou le manque de rappel, avec le temps la mémoire se fragmente graduellement, et perd sa stabilité et son acuité. Cependant les NS ont montré qu’il existait plusieurs types de mémoire et qu’elles n’étaient pas toutes sujettes à l’oubli de la même façon : dans la mémoire à long terme, c'est-à-dire celle qui conserve notre histoire, notre autobiographie, on distingue la mémoire déclarative ou explicite, disons rapidement celle qui correspond aux souvenirs et aux connaissances et la mémoire implicite, celle qui correspond aux apprentissages moteurs et aux comportements sociaux, culturels et émotionnels. Les souvenirs, qui appartiennent à la mémoire dite déclarative, sont plus sujets à l’oubli que les apprentissages moteurs ou le vécu émotionnel. Ces constatations renforcent ce que nous disions précédemment à savoir que les émotions, les états du corps sont inscrits dans le réseau neuronal de manière plus durable que la composante explicite des souvenirs et que ces états du corps peuvent modifier nos comportements et nos décisions à notre insu c'est-à-dire indépendamment d’un contrôle conscient et je reprends cette idée qui me paraît essentielle dans la pratique psychanalytique qui est de « re-trouver les mots pour le dire, donc retrouver la composante déclarative associée à des affects flottants ».
J’ai introduit dans mon discours les termes de conscient/inconscient. Est-ce à dire que l’inconscient serait localisé notamment dans les structures cérébrales qui sous tendent la mémoire implicite non déclarative et dans celles comme les amygdales qui sous-tendent les composantes émotionnelles, les états du corps ? La relation ne peut évidemment pas être aussi simpliste. On peut accepter les vues de PM et FA selon lesquelles, les traces mnésiques produites par l’expérience extérieure avec sa cohorte de stimuli émotionnels, et les remaniements secondaires que ces traces subissent, aboutissent à la constitution d’une réalité interne. Une partie de cette réalité interne reste accessible à la conscience grâce aux processus attentionnels et une partie, probablement la plus importante (au moins d’un point de vue quantité d’informations), est devenue avec le temps plus ou moins inaccessible à la conscience. Où se situe cette réalité interne dans notre cerveau ? Il faudrait là que je parle des théories actuelles des NS sur l’inconscient et la conscience, ce qui nous conduirait trop loin, on pourra l’aborder dans la discussion.
Résumons rapidement les points essentiels : le cerveau possède non seulement des mécanismes qui nous permettent de percevoir les stimuli en provenance du monde extérieur et aussi en provenance des états de notre corps, et d’autres mécanismes qui permettent d’inscrire ces perceptions dans le réseau neuronal et de constituer nos souvenirs associés à des affects. L’expérience laisse une trace physique dans la circuiterie neuronale, trace qui peut persister quelques secondes, des années voire toute une vie, qui peut s’effacer ou s’associer à d’autres traces contemporaines ou préexistantes. Parmi ces traces inscrites et remaniées au cours de la vie, certaines resteront accessibles à la conscience d’autres resteront inconscientes, mais conscientes ou inconscientes elles pourront être actives dans nos comportements et nos prises de décision. Notre autobiographie, notre histoire individuelle s’inscrit et se réinscrit donc continuellement dans le tissu nerveux. On comprend maintenant ces formulations appréciées des neurobiologistes contemporains, la nature de l’esprit, l’anatomie de l’esprit, l’esprit incarné, les anatomies de la pensée. On voit que non seulement le discours freudien n’est pas en opposition complète avec les découvertes faites sur le fonctionnement cérébral mais que l’on pourrait même imaginer des concordances parfaites entre ces deux approches de l’étude du fonctionnement cérébral et du psychisme.
Mais arrêtons-nous un instant pour réfléchir à ce que peuvent apporter de telles convergences de vue entre les NS et la psychanalyse. Bien sûr les deux disciplines s’intéressent au même objet d’étude, bien sûr Freud a montré dans ses écrits à plusieurs reprises l’envie qu’il avait de donner un fondement neurobiologique à ses découvertes sur le fonctionnement psychique, bien sûr les NS ont aussi comme objectif de comprendre le fonctionnement cérébral pas seulement dans ses caractéristiques universelles mais aussi dans celles qui permettent l’émergence de la singularité. A côté de ces intérêts séduisants pour notre cerveau pensant, viennent aussi des motivations plus ambivalentes : la psychanalyse est-elle une science ? Si elle n’en a pas tous les attributs, peut-elle être encore considérée comme une thérapie d’avenir à une époque où les avancées technologiques nous permettent de « voir » les dysfonctionnements cérébraux et de répondre à des dysfonctionnements moléculaires par des molécules médicaments.
Je ne reviendrai pas sur les apports réciproques en clinique, qui sont essentiels, je pense par exemple à l’autisme qui me semble assez paradigmatique. C’est un des domaines où les psychanalystes ont été mis violemment en cause par les neuroscientifiques. (Par leur refus de prendre en compte les origines neurodéveloppementales, génétiques possibles, les psychanalystes ont été accusés d’organiser une désinformation, d’entraver les soins et de culpabiliser les mères.) Aujourd’hui certes, nombreux sont les psychanalystes qui acceptent que l’autisme je devrais dire les autismes aient une origine génétique. Tout trouble mental n’est pas d’origine psychique, le reconnaître n’enlève rien à l’utilité d’une psychothérapie, au contraire (et pour reprendre par exemple les propos de MC Laznik) Le rôle du psychanalyste est plutôt d’intervenir le plus tôt possible auprès de ces enfants qui ont des difficultés particulières pour s’adapter à leur environnement, interagir avec l’autre et qui présentent une fragilité psychique importante. Son rôle aussi est d’aider la mère désemparée devant l’absence de son enfant dans la relation à mettre en route un circuit pulsionnel indispensable pour limiter le niveau d’isolement de l’enfant.
Ce qui me pose problème c’est l’utilisation que les media y compris scientifiques font des découvertes récentes en NS et quand je dis media je pense aussi aux chercheurs qui parlent à travers ces media. J’étais étonnée de lire dans le journal du CNRS paru en mars 2006 : « C'est l’occasion pour Le journal du CNRS de jeter un nouveau regard sur une part méconnue de notre psychisme, à savoir l'inconscient. Et de constater que, passé au crible des neurosciences et libéré des théories freudiennes, il réapparaît sous de nouveaux auspices. Bien plus présent dans nos activités mentales que l'on ne le soupçonnait, l'inconscient, complexe et multiple, se révèle aux yeux des chercheurs au gré de leurs expériences » toujours dans ce même journal on pouvait lire les propos de N.Georgieff (qui dirige l’équipe de psychopathologie de l’intention à l’ISC de Lyon) Parmi la nouvelle génération de chercheurs en NS, certains ouverts aux théories et à la pratique psychanalytiques sont décidés à jeter des ponts. Leur cheval de bataille est de prouver que la biologie est l’avenir de la psychanalyse. Celle-ci constitue un trésor d’hypothèses à exploiter mais pâtit d’un manque de légitimité faute de pouvoir confronter scientifiquement ses principes explicatifs à l’expérimentation. L’idée est de naturaliser l’inconscient en cherchant à traduire les grands concepts psychanalytiques en réalité neurobiologiques grâce à l’imagerie cérébrale fonctionnelle. Tenter de localiser par IRM des notions psychanalytiques dans le cerveau constitue une voie de recherche radicale… » Radicale cela risque effectivement de l’être (mais NG nous rassure cela n’a rien à voir avec la psychanalyse en tant que pratique thérapeutique !) Traduire les grands concepts en réalité neurobiologique, c’est une façon d’épurer les concepts de ce qui dérange, P. Buser (L’inconscient aux milles visages) par exemple reproche à Freud d’avoir « hypersexualisé » l’inconscient, même s’il admet pour reprendre ses termes « qu’on ne peut pas rayer d’un coup de plume le système explicatif élaboré par ce physiologiste astucieux ». On voit cependant que la pierre d’achoppement reste l’idée que l’inconscient est le produit d’un processus de refoulement et que le sexuel puisse avoir son mot à dire dans les conflits psychiques. Cette ambivalence des NS à l’égard de la psychanalyse se retrouve dans presque tous les écrits actuels et on peut se demander où nous mène l’envie de jeter des ponts entre ces deux disciplines.
Je terminerai par une phrase d’A. Prochiantz : « d’accord pour les dialogues, les échanges, mais pas de brouillage des frontières » (Machine-Esprit 2001).
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