China Club, Shanghai volé : voyage fictif



Voyage | Martine Estrade | Literary Garden

Ca se passera l’hiver pour l’envie plus forte de voyage, de dépaysement, d’odeurs et de couleurs. Ce sera le début de la semaine, peut être un mardi. J’arriverai à l’ouverture, à 19 h. A ce moment là, il n’y aura personne.

Voyage | Martine Estrade | Literary Garden

J’attribuerai au lampadaire rond et blanc de la ruelle la puissance mystique de la pleine lune dans les poèmes de l’Empire du Milieu.

Je franchirai le seuil de la maison-atelier à l’enseigne flottante rouge et or : China Club. Je grimperai au premier étage, parcourrai le vaste couloir véranda vers le bar, fumoir à opium tendu de tissu rouge aux tables rondes laquées de noir. Je prendrai place sur un Chesterfield de cuir rouge et, dans la semi- obscurité des lampes tamisées, j’observerai le décor dans les miroirs carrés aux cadres de bois exotiques.

Le serveur, un chinois en costume de soie noire s’approchera sans bruit de ma table, me saluera d’une révérence. Il me tendra une carte et allumera pour moi la bougie sur la table. Je le regarderai se baisser, évoquerai dans son geste le style des grands bars coloniaux asiatiques, du Peace Hôtel de Shanghai. Quelques notes de jazz s’élèveront.

Mon regard se perdra à suivre les dalles du damier noir et blanc du sol, retrouvant les joueurs d’échec, de go et de mahjong, joueurs de Chine, d’Hong Kong ou Macao ivres de pions, de cartes, ivres du feu des gains et des pertes.

Le serveur apportera dans une coupelle des amuses-gueules sucrés-salés aux goûts et aux couleurs étranges. Rouges, crèmes, bruns, blancs, ronds ou carrés, tous craquants, à la saveur insolite. Je serai seule.

On entendra la pluie tomber sur les zincs voisins, un bruit étouffé qui semblera faire partie de la musique d’ambiance.

Je commanderai un « dry Martini », la spécialité de la maison. Je le boirai par petites gorgées. Je n’aurai pas mangé auparavant, l’ivresse me gagnera comme une fumée d’opium. Je regarderai la salle sombre, les appliques tamisées, les bougeoirs éteints sur les tables. Je retrouverai les images de l’enfance, Tintin et le lotus bleu.

Le serveur, silencieux comme une ombre, remplacera mon verre vide par un autre. C’est l’ « Happy Hour » : un second verre me sera servi gracieusement.

Par petites gorgées, il me rendra le vertige de la rivière Suzhou et de son puissant courant d’est en ouest à travers Shanghai. La rivière montre tout. Dans l’eau sale d’un siècle d’Histoire et de déchets, je retrouverai la mémoire .Tant d’hommes vivent et gagnent leur vie sur le fleuve. Je reconnaîtrai les ponts où se pressent ceux qui travaillent où se jouent les amours et les amitiés, où se promènent les familles.

Mon regard embué se dirigera vers l’éclairage rouge tamisé des murs et surgiront alors les gratte-ciels illuminés de Pudong, la frénésie du Bund. J’aurai envie d’allumer une cigarette simplement pour contempler le bout rouge incandescent, phare offert à ma dérive. Je ne le ferai pas. Je fixerai la flamme du bougeoir sur la table, et, à travers elle, celle de tous les temples domestiques entourés de mandarines et de fruits couleurs d’or, pour le nouvel an chinois symbole de richesse.

Je ne ferai rien, jusqu’à l’ennui, ce jour de fin d’hiver. J’écouterai pousser les primevères d’un jardin de Suzhou. J’oublierai les lieux ou les êtres qui ont perdu leur couleur. Ou bien je les peindrai, avec d’autres teintes, surprenantes.

Je jetterai un coup d’œil à ma montre, je ferai signe au garçon. Il surgira de nulle part, je lui demanderai la note.

En quittant le fumoir je tanguerai, comme une jonque sur la rivière Nankin, en traversant la véranda.

Dehors il pleuvra. Un crachin d’hiver, glacial. Je rentrerai à pied, ivre de rouge et de voyage.

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